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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
  Victor Hugo
1802 - 1885

 
 
   
   



C r o m w e l l

Préface
[Partie II]


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      Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé d'indiquer quelle a été, selon nous, l'origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l'art au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir notre lecteur de notre ouvrage, de ce Cromwell; et comme ce n'est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.

      Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l'histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre, il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu'ils n'aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la révolution politique d'Angleterre. Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu'en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d'évêque appuyée au trône de Louis XIV.

      Comme tout le monde, l'auteur de ce livre s'en tenait là. Le nom d'Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l'idée sommaire d'un fanatique régicide, grand capitaine. C'est en furetant la chronique, ce qu'il fait avec amour, c'est en fouillant au hasard les mémoires anglais du XVIIe siècle, qu'il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau. Ce n'était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet; c'était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l'Europe et jouet de sa famille; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste; austère et sombre dans ses moeurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui; faisant de méchants vers; sobre, simple, frugal, et guindé sur l'étiquette; soldat grossier et politique délié; rompu aux arguties théologiques et s'y plaisant; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu'il voulait'séduire; hypocrite et fanatique; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant; défiant à l'excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement son temps plusieurs heures par jour à des bouffonneries; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu'il redoutait; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience; intarissable en adresse, en pièges, en ressources; maîtrisant son imagination par son intelligence; grotesque et sublime; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l'algèbre, colorée comme la poésie.

      Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d'une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche. A côté de l'homme de guerre et de l'homme d'État, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poète, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l'homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et vir.

      Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n'est pas, comme on le croirait au premier coup d'oeil, celle du procès de Charles Ier, toute palpitante qu'elle est d'un intérêt sombre et terrible; c'est le moment où l'ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort. C'est l'instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d'une fortune possible, maître de l'Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l'Ecosse dont il a fait un pachalik et de l'Irlande, dont il a fait un bagne, maître de l'Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d'accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L'histoire n'a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d'abord prier; l'auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés; puis c'est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer; il s'approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement; par son ordre, Westminster est pavoisé, l'estrade est dressée, la couronne est commandée à l'orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénouement étrange! C'est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur une estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l'aspect de la couronne, demande s'il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale. - Était-ce que ses espions l'avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains, qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône? Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d'une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l'attitude d'un homme, et qui n'ose exposer son édifice plébéien au vent de l'impopularité? Était-ce tout cela à la fois? C'est ce que nul document contemporain n'éclaircit souverainement. Tant mieux; la liberté du poète en est plus entière,,et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l'histoire. On voit ici qu'il est immense et unique; c'est bien là l'heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C'est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l'avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l'Angleterre et lui.

      Voilà donc l'homme, voilà l'époque qu'on a tenté d'esquisser dans ce livre.

      L'auteur s'est laissé entraîner au plaisir d'enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin. Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l'oreille, mais de ces harmonies intimes qui remuent tout l'homme, comme si chaque corde du clavier se nouait à une fibre du coeur. Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques; à l'envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet; d'étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s'abhorrent, se liguent pour jeter bas l'homme qui les gêne, mais s'unissent sans se mêler; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l'homme le plus petit pour un si grand rôle, l'égoïste et pusillanime Lambert; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l'homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune; et cette cour étrange toute mêlée d'hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l'histoire permettait d'imaginer; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell; et ce Thurloë, l'Achates du Protecteur; et ce rabbin juif, cet Israël Ben Manassé, espion, usurier et astrologue, vil des deux côtés, sublime par le troisième; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu'il s'en vantait à l'évêque Bumet, mauvais poète et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu'elle l'amuse, capable de tout en un mot, de ruse et d'étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité; et ce sauvage Carr, dont l'histoire ne dessine qu'un trait, mais bien caractéristique et bien fécond; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard; Barebone, marchand fanatique; Syndercomb, tueur; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur; l'austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne; enfin «Milton et quelques autres qui avaient de l'esprit», comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.

      Nous n'indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous contribuaient à la séduction qu'exerçait sur l'imagination de l'auteur cette vaste scène de l'histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l'a jeté en vers, parce que cela lui a plu ainsi. On verra du reste à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités. Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu'il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu'ils ne lui en sachent du reste aucun gré.Ce n'est pas avec la permission d'Aristote, mais avec celle de l'histoire, que l'auteur a groupé ainsi son drame; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu'un sujet éparpillé.

      Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s'encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu'il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C'est en s'approchant de son sujet pour l'étudier que l'auteur reconnut ou crut reconnaître l'impossibilité d'en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l'état d'exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter: ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d'être faite; il a préféré la seconde. C'est pourquoi, désespérant d'être jamais mis en scène, il s'est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s'ils achèvent d'éloigner son drame du théâtre, ont du moins l'avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique. Du reste, les comités de lecture ne sont qu'un obstacle de second ordre. S'il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l'accès du théâtre, l'auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.

      Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du théâtre. Et il quittera toujours assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste retraite. Fasse Dieu qu'il ne se repente jamais d'avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu'importe une chute?) aux tracasseries misérables de la coulisse; d'être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l'ignorance, où siffle l'envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l'offusquent, où l'on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille! Cette esquisse semblera peut-être morose et peu flattée; mais n'achève-t-elle pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d'intrigues et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique?

      Quoi qu'il advienne, il croit devoir avertir d'avance le petit nombre de personnes qu'un pareil spectacle tenterait, qu'une pièce extraite de Cromwell n'occuperait toujours pas moins de la durée d'une représentation. Il est difficile qu'un théâtre romantique s'établisse autrement. Certes, si l'on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d'une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides d'une action simple, uniforme et monocorde; si l'on s'ennuie de cela, ce n'est pas trop d'une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d'élite, toute une époque de crise; l'un avec son caractère, son génie qui s'accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musèlent ses passions, et ce cortège innombrable d'hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui; l'autre, avec ses moeurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle. On conçoit qu'un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d'une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais-je? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste à l'opéra-comique ou à la farce? d'étriquer Shakespeare pour Bobèche? - Et qu'on ne pense pas, si l'action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu'elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C'est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.

      Espérons qu'on ne tardera pas à s'habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les Grecs, dont on nous parle tant, les Grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les Grecs allaient parfois jusqu'à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l'attention est plus vivace qu'on ne croit. Le Mariage de Figaro, ce noeud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l'art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d'une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d'une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long. Erreur! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d'abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre; avec l'heure d'entr'actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique? Il broierait et mêlerait artistement ensemble ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer à chaque instant l'auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous l'avons déjà établi, le drame, c'est le grotesque avec le sublime, l'âme sous le corps, c'est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que, vous reposant ainsi d'une impression par une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s'associant même au besoin les fascinations de l'opéra, ces représentations, tout en n'offrant qu'une pièce, en vaudraient bien d'autres? La scène romantique ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre classique est une médecine divisée en deux pilules.

      Voici que l'auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu'il avait à dire au lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d'en finir. Sans doute elles paraîtront aux «disciples de La Harpe» bien effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout amoindries qu'elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route du vrai ce public dont l'éducation est déjà si avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique ou d'application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour l'art, qu'il suive cette impulsion sans s'occuper si elle lui vient d'un homme ignoré, d'une voix sans autorité, d'un ouvrage de peu de valeur. C'est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai temple et au vrai Dieu.

      Il y a aujourd'hui l'ancien régime littéraire comme l'ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l'opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire: «Le goût n'est autre chose pour la poésie que ce qu'il est pour les ajustements des femmes.» Ainsi, le goût, c'est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du XVIIIe siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d'une époque avec laquelle les plus hauts génies n'ont pu être en contact sans devenir petits, du moins par un côté, d'un temps où Montesquieu a pu et dû faire Le Temple de Gnide, Voltaire Le Temple du goût, Jean-Jacques Le Devin du village.

      Le goût, c'est la raison du génie. Voilà ce qu'établira bientôt une autre critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées de l'ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l'autre est frivole, aussi érudite que l'autre est ignorante, s'est déjà créé des organes écoutés, et l'on est quelquefois surpris de trouver dans les feuilles les plus légères d'excellents articles émanés d'elle. C'est elle qui, s'unissant à tout ce qu'il y a de supérieur et de courageux dans les lettres, nous délivrera de deux fléaux: le classicisme caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai. Car le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses miettes, et semblable à l'élève du sorcier, met en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des éléments d'action dont il n'a pas le secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a maintes fois beaucoup de peine à réparer. Mais ce qu'il faut détruire avant tout, c'est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. C'est en vain qu'il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère, puissante, qui ne le comprend pas. La queue du XVIIIe siècle traîne encore dans le XIXe; mais ce n'est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.

      Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde. On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d'après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l'art, mais d'après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, baîllonné Jean Racine, et qui n'a lisiblement réhabilité John Milton qu'en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d'un ouvrage, à se placer au point de vue de l'auteur, à regarder le sujet avec ses yeux. On quittera, et c'est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté; les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.

      Scit genius, natale comes qui temperat astrum.

      Où voit-on médaille qui n'ait son revers? talent qui n'apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme? Telle tache peut n'être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l'effet et donne la saillie à l'ensemble. Effacez l'une, vous effacez l'autre. L'originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n'est pas de hautes montagnes sans profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n'aurez qu'une steppe, une. lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des aigles.

      Il faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La Bible, Homère, nous blessent parfois par leurs sublimités mêmes. Qui voudrait y retrancher un mot? Notre infirmité s'effarouche souvent des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s'abattre sur les objets avec une aussi vaste intelligence. Et puis, encore une fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d'oeuvre; il n'est donné qu'à certains génies d'avoir certains défauts. On reproche à Shakespeare l'abus de la métaphysique, l'abus de l'esprit, des scènes parasites, des obscénités, l'emploi des friperies mythologiques de mode de son temps, de l'extravagance, de l'obscurité, du mauvais goût, de l'enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que nous comparions tout à l'heure à Shakespeare et qui a plus d'une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l'écorce âpre et rude; mais il est le chêne.

      Et c'est à cause de cela qu'il est le chêne. Que si vous voulez une tige lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau, au sureau creux, au saule pleureur; mais laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.

      L'auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S'il lui arrive trop rarement de les corriger, c'est qu'il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d'une tache, et il n'a jamais pu rappeler l'inspiration sur une oeuvre refroidie. Qu'a-t-il fait d'ailleurs qui vaille cette peine? Le travail qu'il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l'employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C'est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.

      Au demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici l'engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir? S'il est bon, pourquoi le défendre? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du moment n'est que l'affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s'éveille à la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il? Il n'est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poète castillan, par la bouche de leur blessure,

      Por la buca de su herida...

      Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à travers tant de questions diverses, l'auteur s'est généralement abstenu d'étayer son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités. Ce n'est pas cependant qu'elles lui eussent fait faute. - «Si le poète établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit; mais elle cesse d'être faute, lorsque par ce moyen il arrive à la fin qu'il s'est proposée; car il a trouvé ce qu'il cherchait.» - «Ils prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits merveilleux où le poète, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s'il faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois des règles, est un mystère de l'art qu'il n'est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût... et qu'une espèce de bizarrerie d'esprit rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les hommes.» - Qui dit cela? c'est Aristote. Qui dit ceci? c'est Boileau. On voit à ce seul échantillon que l'auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser ce mode d'argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités; il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.

      Octobre 1827.
 
 
 
 
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