BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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VITRINES.

 

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L'ALLEMAND ne roule pas sur l'or; d'autre part, le soin de sa tenue est pour lui affaire sacrée. Il a donc fallu qu'il s'accommodât souvent d'apparences. Karl Hildebrandt lui-même dans son livre sur les Français, parlant de l'amour de la Française pour le bon linge, rappelle les baronnes allemandes qui n'ont pas de linge sous leurs velours.

Economie et chic, telle est l'impression qu'on a en flânant le long des magasins de la rue Leipzig, de la rue Frédéric et du passage qui joint cette dernière rue à l'avenue des Tilleuls.

Il y a surtout une espèce de magasin, véritable dépôt de toc et de simili, qui foisonne ici dans les deux grandes rues et le passage que je viens de nommer. Des magasins de Schmucksachen, de parures, comme dit l'enseigne. Tours de cou de perles à 50 centimes, bracelets de 1 franc à 4 francs, bijoux en grenats de Bohême, en grenats du Tyrol et en fer de Berlin, cravates-plastrons en métal! éventails à 3 francs et des bagues! des bagues! Et les porte-bonheur avec inscriptions «Dieu avec toi», «Dieu te protège». Et de l'ivoire, surtout cette horrible broche faite des deux têtes d'ange d'un tableau dont la reproduction vous poursuit partout, la «Madone [98] de saint Sixte», de Raphaël, au musée de Dresde. Tous ces magasins ont un article à foison, un article caractéristique de la fameuse vie de famille: les albums de photographies pour poser sur la table du salon. Je le répète, le nombre de ces magasins est extraordinaire. Voilà ce que l'on fabrique ici et ce que l'on exporte avec succès; c'est ce que les marchands de Hambourg qualifient de good for niggers, bon pour les nègres.

En passant, une remarque intéressante. L'enseigne de ces magasins est toujours Galanterie-Waaren, «objets de galanterie». Cette expression est un vieil emprunt français, Saint-Simon dit (édition Régnier, page 74): «une corbeille remplie de toutes les galanteries qu'on donne en ces occasions».

Cette réalité du toc, du faux, du simili est si vraie que la plupart des autres magasins accompagnent les marchandises de leur étalage de pancartes avec Echt! echt! echt! «Vrai! vrai! vrai!».

 

Galanterie-Waaren

 

Passons en revue, au hasard, les vitrines intéressantes pour un Parisien.

Les enseignes sont très rarement en lettres dorées; on peut dire toujours: noir sur blanc, – ce qui n'est pas gai. Jamais d'enseignes pittoresques comme «Au Bon Marché», «Au Printemps», pas plus qu'à la campagne comme «Au Cheval blanc», etc., rien que le nom du monsieur et ce qu'il veut vous vendre.

Quel fantaisiste eut, rue de Leipzig, il y a cinq ans, un petit magasin qui vécut une année, je crois, et qui portait bravement cette enseigne en français doré «Au Bonheur des dames»?

A Paris, la vitrine n'est pas qu'un étalage, mais quelque chose pour le plaisir des yeux et dont on renouvelle et rafraîchit la toilette chaque matin. La vitrine [99] n'est pas encombrée, on ne désire pas montrer le plus possible, et la vitrine s'arrête à hauteur d'appui. Ici, vous vous appuyez le plus souvent à une rampe, car le trottoir est troué et la vitrine descend en pente dans les sous-sols, vous invitant à plonger le regard; c'est laid, mais il y en a de la marchandise, et pas souvent époussetée! Le dimanche, les rues changent d'aspect autrement qu'à Paris avec la fermeture des magasins. Au lieu du rideau de fer qu'on laisse retomber, ici on tend du haut en bas une pièce de toile blanche imprimée en noir du nom du marchand et de l'énoncé de son commerce.

Le magasin qui éblouit tout d'abord le Parisien, c'est le magasin de cigares, tabacs et cigarettes. Ce commerce est libre, on le sait, on rivalise par conséquent d'étalages, comme de bon marché. J'en parlerai au chapitre «Tabac».

Les magasins de modes pour dames s'intitulent Mode Bazar. J'ai déjà dit l'impression de pêle-mêle et d'incorrect de cette enseigne.

Les tailleurs gardent toujours le «Haute-nouveauté» français.

Magasin de jouets. – Des maisonnettes avec des nègres en uniformes prussiens commandés par des sergents prussiens; cela s'appelle «Factorerie africaine». Des casernes, des bonnets de hussard avec sabre et sabretache pour enfants. Beaucoup de boîtes à herboriser peintes en vert (on ne peut sortir ici sans voir un enfant avec sa boîte à herboriser au dos).

 

Une boîte à herboriser

 

Enfin l'éternel turco, découpé sur planche, avec cible aux couleurs prussiennes sur la poitrine. Pour les petites filles, c'est toujours, en miniature, la cuisine modèle avec tous les tiroirs et toutes les étiquettes: ici le poivre, là la muscade, là les feuilles de laurier. [100]

 

La cuisine pour les petites filles

 

J'ai dit qu'il n'y avait pas de magasins à enseigne imagée, comme «Au Printemps», etc., à plus forte raison, il n'y en a pas à enseignes parlantes; sauf deux. Le pharmacien, l'Apotheke, est toujours: «A l'Aigle d'or, à l'Eléphant d'or, à l'Ange, au Pélican», etc., ces symboles sont toujours là, en avant de l'enseigne, sculptés en ronde-bosse sur un support. Quelques épiceries, d'autre part, laissent pendre au-dessus de leur porte un pain de sucre en bois, comme on le voit en France.

Plusieurs petites boutiques provisoires et toujours renouvelées pour le débit des billets de loterie. A la vitrine, la Germania en or, ou l'Hercule en argent. Les loteries sont très nombreuses ici et aussi modestes.

Beaucoup de magasins de bibelots de fabrication moderne. Le cuivre poli, l'horrible cuivre poli, et le fer forgé sont particulièrement recherchés. Verres à bière, de tous styles, services à fumer, cabarets pour vin de la Moselle (on ne boit le vin de la Moselle que dans des verres spéciaux appelés Roemer). Nombre de reproductions en bronze de la colonne de la Victoire (1871) et des bas-reliefs qui en ornent la base.

 

Roemer

 

Delicatessen Handlung, «commerce de choses délicates». Voilà une charmante enseigne. On appelle ici délicatesse les articles de charcuterie. La vitrine fait plaisir à voir, bien que, comme les autres ici, elle ne vaille pas celle des mêmes magasins à Paris. Au milieu de toutes ces «choses délicates» un cochon en bronze et un autre en argent, tous deux sous globes de pendule.

 

Delicatessen Handlung

 

La vitrine qui satisfait ici le plus un Parisien est celle des fleuristes. Les fleurs sont arrangées avec une fantaisie et une fraîcheur peut-être égales à ce [101] qu'on fait à Paris. Hélas! une éternelle commande s'étale dans cette fraîcheur, et bien allemande, la banale lyre de fleurs avec rubans imprimés de quelque inscription votive.

Les boulangers sont ici des boutiques borgnes débitant du pain, les boucheries sont absolument sans caractère et les blanchisseries se cachent.

Mais ce qui se montre c'est le magasin de cercueils. Il y a celui du quartier riche avec sa vitrine exhibant des cercueils en métal, des catafalques, des modèles de crêpe drapé, des urnes pour cendres après crémation. Il y a ceux des quartiers pauvres avec leurs bières empilées en plein vent et leurs enseignes touchantes: grand choix de cercueils, prix de fabrique; cercueils en chêne poli depuis 30 francs; cercueils pour grandes personnes depuis 15 francs; bières d'enfant depuis 1 fr. 50.