BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

2° ANGOISSES

 

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FAROUCHES AMOURS

 

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Ô Vertu, c'est donc vrai? tu n'es qu'un mot, un son?

Tu n'as ni sanction, ni Témoin? La moisson

De martyrs (fous d'espoirs!) qui chaque jour s'immolent

A tes pieds, les regards tournés vers leur Idole,

Nul n'en jouit là-haut, quelque part, n'importe où?

Nul ne s'en souviendra? Tout est sourd et noir? Tout?

– Eh bien, Vertu, tant mieux! Va, nous t'aimons encore,

Nous t'aimons mieux ainsi! – Tu n'es qu'un mot sonore?

Qu'un mot humain, stupide et sans réalité,

N'est-ce pas? Idéal, tu n'as jamais été

Qu'en nos coeurs? et, comme eux, chose humaine, éphémère,

Hors de l'humanité tu n'es qu'une chimère?

Ce n'est que pour un mot qu'en d'atroces combats

Nous sacrifions tout, notre unique ici-bas,

Nos bonheurs, nos instincts, sans but, sans espérance

Et même sans témoin, seuls dans l'azur immense,

Au lieu de vivre bons, souriants à la mort,

Purs de notre mépris, ignorant le Remord,

Les fureurs de l'Ennui, les angoisses du Doute

Et l'ldéal jaloux qui de tout nous dégoûte,

D'aimer comme les fleurs et les bêtes des bois,

Dans la grande innocence et la paix d'autrefois?

Oppose á nos sanglots ta vaste indifférence;

Dis-nous que nul ne sait, ne venge ou récompense;

Que le Beau et le Vrai, le Mal comme le Bien

Font la même poussière et vont au même Rien;

Va, dis-nous tout cela! – Nous t'aimerons quand même!

Nous t'aimerons sans fin! et jamais un blasphème

Ne montera vers toi des charniers, ô Vertu,

Car la Douleur est tout! et nous sommes, vois-tu,

Tes farouches amants, et devant ce carnage,

Et ta Sérénité, fous d'ivresse sauvage,

Ainsi que les fakirs de Djaguernant d'airain,

Nous nous ferons broyer sous ton char souverain!

 

Seule de tous nos dieux, tu resteras sacrée;

L'Homme, esclave obstiné des chimères qu'il crée,

Acceptera ton joug invisible et divin!

Ses instincts d'animal l'assailliront en vain,

Il aura peur de voir après la Joie infâme

Le spectre du Remord se lever dans son âme.

En vain tout lui dira que rien n'est éternel,

Que nul ne voit son Coeur ni n'entend son appel

L'homme, ô vieil ldéal, Douleur, Amour suprême,

T'aimera jusqu'au bout, sans espoir, pour toi-même,

Préférant au bon-point bourgeois du Paradis

L'immensité muette et les soleils maudits

Et le chaos de Tout, où, sans but, solitaire,

Aura lui cet éclair sublime: notre Terre!

Mais! Tout pourra flamber magnifique et serein

Et ne pas se douter qu'il fut un drame humain;

Les soleils dans le calme éternel des espaces

Pourront entrelacer leurs flamboyantes masses

Et féconder l'azur, et n'avoir nul remord!

Tout pourra comme avant vivre et jouir encore,

Jamais l'éternité des astres blonds en fête

N'égalera notre humble et sublime planète,

Sanglot dans la Nuit sourde, atome d'ldéal

Dans le branle sans coeur de l'univers brutal.