BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

3° POEMES DE LA MORT

VARIATIONS SUR LA MORT

 

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FRÈRE IL FAUT MOURIR

Sonnet pour éventail.

 

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Les hommes vivent

comme s'ils ne devaient jamais mourir.

A les voir agir on dirait

qu'ils n'en sont pas bien persuadés.

YOUNG, 1ère Nuit.

 

Sous le gaz cru j'allais à l'heure où l'enfant dort.

Des spectres maquillés traînaient leur jupon sale,

Les cafés se vidaient, un bal, par intervalle,

M'envoyait un poignant et sautillant accord.

 

Et soudain, je ne sais par quel lointain rapport,

Me revint une phrase oubliée et banale,

Et je restai cloué, me répétant trés-pâle:

«Chaque jour qui s'écoule est un pas vers la Mort!»

 

Chaque jour est un pas! C'est vrai, pourtant! Folie!

Et nous allons sans voir, gaspillant notre vie,

Nous rapprochant toujours cependant du grand trou!

 

Et nous «tuons le temps!» et si dans cette foule

J'avais alors hurlé: chaque jour qui s'écoule

Est un pas vers la Mort! on m'eût pris pour un fou.