BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

4° RÉSIGNATIONS INFINIES

 

___________________________________________________________

 

 

 

RECUEILLEMENT DU SOIR

 

――――――

 

Voici tomber le soir cher aux âmes mystiques.

C'est l'heure calme et triste où les chauves-souris

Dérangent dans l'air bleu les valses des moustiques,

Et la fièvre de vivre illumine Paris.

 

Tout s'allume! beuglants, salons, tripots et bouges,

Et le pharmacien sur le blême trottoir

Fait s'épandre les lacs des bocaux verts ou rouges

Phares lointains de ceux qui s'en iront ce soir.

 

La Prostitution met du fard sur sa joue

Puis dans les flots de gaz des cafés ruisselants

Murmurant des marchés que l'eau-de-vie enroue

Défile, balançant ses atours insolents.

 

Au font! des hôpitaux la veilleuse nocturne

Éclaire le dortoir aux lits numérotés

Heureux qui peut dormir, car l'heure taciturne

Est bien lente à sonner l'aube aux douces clartés.

 

L'orgie hurle, concerts, lumières, fleurs splendides,

Les pains dans les plats d'or s'étalent, bien groupés,

Les fruits dans les cristaux dressent leurs pyramides,

On mesure de l'oeil les larges canapés.

 

Trop pauvre pour manger aux gargots des bohèmes,

Le mendiant songeur qui regagne son trou

Dans un rire mauvais mâchant de vieux blasphèmes

S'acharne après un os ramassé n'importe où.

 

Dans son chaste lit blanc, aux viols qu'elle convoite

Aux viols errants des nuits l'enfant va se damner,

La vieille fille, seule en sa mansarde étroite

Fait glapir sur le feu les restes d'un dîner.

 

Un aveugle courbé sous le poids de son orgue

Où dorment nos sanglots l'idéale douleur,

Rentre et, grognant, va voir en passant à la Morgue

Si l'on a repêché sa garce de malheur.

 

Revoyant son passé fleuri de quelque idylle,

Songeant qu'il eut aussi, lui, jadis un foyer,

L'assassin contemplant sa cellule tranquille

Écoute vaguement le pas lent du geôlier.

 

L'ouvrier poivre, avec sa mine de vieux singe,

Poursuit sa femme enceinte et prise d'âpres toux,

Qui revient du lavoir sous un paquet de linge,

Tendant á son dernier son sein bleui de coups

 

Le moribond s'accroche, ivre, aux draps de sa couche,

L'amoureux passe au col de sa reine un collier,

Et la femme qui seule, en son taudis, accouche,

Se tord comme un lingot dans un ardent brasier.

 

Le moine va et vient brûlé d'ardeurs secrètes

Par les cours de son cloître et le long des murs blancs,

Le savant accroupi défait les bandelettes

D'une momie aimée il y a six mille ans.

 

Et las de tout un jour de délires sauvages

L'écume encore aux dents, prés de leurs rations,

Les fous camisolés s'endorment dans leurs cages,

Bercés et consolés de douces visions.

 

Et le penseur navré songe en ses insomnies:

Tout est-il seul? Quelqu'un veille-t-il quand tout dort?

Fêtes, accouplements, incestes, agonies,

Meurtres, propos d'amour, remuements de tas d'or,

 

Blasphèmes, râles, chants, ronflements, ritournelles,

Paris hurle emporté par l'Espace rêveur

Où les sphères d'argent s'allument aussi belles

Qu'aux jours bleus où la Terre était un bloc sans coeur!