BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

___________________________________________________________

 

 

[23]

III.

Retour à la vie.

 

――――――

 

 

Ce fut la vie qui l'emporta. Au bout de quelques semaines, comme une plante qui languissait à l'ombre dans un sol ingrat, et qui, transportée au midi dans une terre nourrissante, se relève et promet des fleurs à la saison prochaine, Marc renaissait déjà. Déjà la séve ravivée avait commencé son mystérieux travail; on croyait la voir circuler sous le fin tissu de la peau qui reprenait sa souplesse, [24] sa fraîcheur et sa transparence. Les lèvres n'avaient plus la pâleur livide qui semble appeler le baiser de la mort. Les yeux s'éclairaient de subites lueurs; les joues se coloraient et se teignaient en rose tendre, comme, au soleil levant, les neiges des glaciers. Mme Henry renaissait, elle aussi. – «Qui m'eût dit, écrivait-elle à son mari, que je pourrais encore m'estimer une heureuse mère? Il semble que le ciel, en me le rendant, m'ait rendu les deux autres. Ils revivent en lui, et je ne l'embrasse pas sans les sentir tous les trois sur mon coeur.» – Le père avait pu s'échapper de Paris au début de la convalescence. Il n'était resté que quelques jours au Pouliguen, mais il avait pressé dans ses bras son fils ressuscité, et ces quelques jours avaient suffi pour lui rendre familier [25] le paysage où habitaient les êtres qu'il aimait. C'est un grand adoucissement aux rigueurs de l'absence que de connaître le coin de terre où vivent ceux qui nous sont chers: on les suit à chaque pas qu'ils font, on les voit vivre, on vit avec eux. Au bout de quelques mois, le petit Marc était en pleine possession de l'existence: la nature avait accompli son oeuvre.

«Ce n'est plus un enfant, c'est un diable, écrivait Mme Henry au commencement du mois d'août. On ne voit, on n'entend que lui sur le port. Il est la joie, le bruit, le mouvement de ce village où, voilà quelques mois, il était un objet de pitié. Il ne marche pas, il ne court pas, il vole. Il ne mange pas, il dévore. On sent jusque dans ses cheveux toujours en révolte le bouillonnement de la vie. Envoie, [26] sans plus tarder, pantalons, blouses, brodequins. A la lettre, il est en guenilles; du Pouliguen au bourg de Batz, la côte est pavoisée de ses fonds de culotte. Le croiras-tu? il n'y a que le spectacle de la mer qui réussisse à le réduire et à l'apaiser. Il est très-vrai que la mer exerce sur lui une sorte de fascination. Se retire-t-elle, il s'attriste; revient-elle, il bat des mains et l'appelle des noms les plus tendres. Il l'aime comme s'il comprenait que c'est elle qui l'a sauvé. Jusque-là, rien de mieux; mais sais-tu quel est son rêve? Le continent ne lui suffit plus. Aller sur mer, voilà son ambition. N'est-il pas venu ce matin m'annoncer d'un air triomphant que le père Lambinet, notre hôte, consentait à le prendre avec lui dans sa chaloupe et à l'emmener à la pêche? Je l'ai bien reçu; là-dessus je [27] suis intraitable. Moi aussi, j'aime l'Océan, mais, au risque de passer pour un monstre d'ingratitude, tout en l'aimant, je le redoute. J'ai signifié à monsieur ton fils qu'il eût à se contenter du plancher des vaches, et que s'il s'avisait seulement de mettre le pied dans une barque, cette barque fût-elle amarrée au quai, il ne resterait pas un jour de plus au Pouliguen. Tel est, mon ami, le bulletin de la journée.

 

 

A l'heure où je t'écris, il est couché, il dort. Que n'es-tu là pour voir comme il est beau! Car ce démon a la beauté des anges. Sa bouche est pareille à une grenade entr'ouverte. Ses joues ont sous le hâle l'éclat velouté d'une pêche mûre. La sueur perle à ses tempes comme des gouttes de rosée, et le souffle de ses lèvres est si doux, qu'on dirait la respiration d'une fleur. Quel calme! quelle [28] paix! quelle sérénité!… Et penser que de tout cela le réveil va faire un ouragan!»