BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

___________________________________________________________

 

 

[103]

IX.

Aventures de Thomas Ier.

 

――――――

 

 

«Moi, dit Legoff, je vas vous raconter l'histoire de feu Thomas Legoff, mon grand-père, qui, embarqué comme simple matelot sur la frégate la Bellone, devint roi d'une île de l'Océanie.

– Pas possible! s'écrièrent-ils tous à la fois et tout ébaubis: il y a eu des rois dans ta famille?

– Un seul, répondit modestement Legoff, mais ça suffit, à ce que dit [104] mon père, pour que je sois de race royale. Voici comment la chose arriva. La Bellone naviguait dans le grand océan Pacifique qui est une mer douce comme un mouton, avec des îles où les habitants mettent les étrangers à la broche et les servent rôtis sur leur table.

– Connu! dit Macabiou: ça s'appelle des cannibales.

– Ou des anthropophages, ajouta Jambonneau.

– C'est eux, dit Marc, qui voulaient manger Vendredi.

– La Bellone, reprit Legoff, naviguait donc dans le Grand-Pacifique, et, favorisée d'une jolie brise, filait ses douze noeuds sans s'essouffler, lorsqu'un beau jour voilà le feu qui se déclare dans le magasin général. On pompe, rien n'y fait. Au bout de quelques heures, la frégate flambait [105] comme une botte de paille.

– C'est tout de même drôle, dit le spirituel Pornichet, qu'on puisse brûler sur l'eau.

– Tu vas voir, Pornichet, que ça n'est pas du tout drôle. On avait beau pomper, inonder, calfeutrer, le feu gagnait la soute aux poudres.

– Fichtre! dit Pornichet.

– Il n'y avait plus qu'à décamper. Juste au moment où l'équipage allait se jeter dans les embarcations, patatras! les poudres s'enflamment, le tonnerre éclate dans le ventre du bâtiment, tout craque et se détraque, tout saute, tout est englouti. Plus de Bellone, mes enfants! En moins d'une minute, l'eau et le feu avaient tout raflé. Il ne restait de vivant que Thomas Legoff. Il avait été lancé à trois cent soixante et quinze pieds au-dessus du Grand-Pacifique, et, après une [106] douzaine de cabrioles en l'air, il était retombé sur ses pieds dans une des embarcations qu'on avait mises à la mer.

– C'est de la chance, dit Macabiou.

– Il faut vous dire qu'en ce temps-là Thomas Legoff était le plus fin matelot de toute la marine française, un homme superbe, et qui de Nantes à Brest n'avait pas son pareil. Sur la Bellone, on ne l'appelait que le beau Thomas; il était l'ornement du bord. Avec ça, une éducation brillante, une tenue pleine de distinction, et de l'esprit jusque dans les jarrets. Il pouvait prétendre aux plus hautes positions sociales; quand la Bellone avait sauté, il était sur le point de passer quartier-maître. En se voyant tout seul dans cette embarcation, au milieu du grand Océan, [107] loin de perdre la tramontane, il se dit que puisqu'il venait d'échapper par miracle à une mort presque certaine, c'était que la Providence avait des intentions sur lui, et il se mit à ramer de toutes ses forces, dans l'espoir de rencontrer un navire qui le recueillît, ou de découvrir un coin de terre où il pût aborder. Il rama pendant dix jours et dix nuits sans boire ni manger, sans rien voir que le ciel et l'eau. Le onzième jour, il ne ramait plus; il mangea un de ses souliers.

– Nom d'un nom! dit Pornichet.

– Le douzième jour, il s'ouvrit une veine avec la pointe de son couteau, et il but son sang.

– Allons-nous-en! dit Mascaret.

– Le treizième jour, il se coucha dans le fond de sa barque, et là il attendit que la mort le prît en pitié. Il ne restait plus rien du beau Thomas [108] que les os et la peau; mon grand-père était devenu, en moins de quinze jours, jaune, sec et plat comme un hareng saur.

– Ça donne la chair de poule, dit Jambonneau en frissonnant; c'est égal, écoutons la fin.

– Oui, Legoff, achève ton histoire, s'écria Marc qui était tout oreilles.

«Combien de temps demeura-t-il couché dans le fond de sa barque, lui-même n'en a jamais rien su. Il se réveilla mollement étendu sur une herbe épaisse et fleurie, sous un berceau d'arbres magnifiques, où chantaient des milliers d'oiseaux, et qui répandaient sur lui une délicieuse fraîcheur. Un instant, il se crut transporté dans le paradis; mais lorsqu'après s'être frotté les paupières, il aperçut les figures qui l'entouraient, il ne douta pas qu'il ne fût plongé [109] au fin fond de l'enfer. Une soixantaine de sauvages, plus hideux les uns que les autres, tatoués sur toutes les coutures et n'ayant pour vêtement qu'un anneau de cuivre passé dans le nez, se tenaient accroupis autour de lui et paraissaient se consulter tout en l'examinant avec une attention minutieuse.

«Ferré comme il l'était sur la géographie, il devina sans peine le sort qui l'attendait.

«C'est un peu dur, vous en conviendrez, de rester treize jours sans manger et d'être mangé le quatorzième. Quiconque a le coeur bien placé peut éprouver de la satisfaction à servir de dîner à des amis dans le besoin, et je suis convaincu que le grand-père de Pornichet y a trouvé quelque douceur; mais être dévoré par des inconnus qui ne parlent pas même votre [110] langue, on n'y songe point sans frémir.

«L'infortuné Thomas ne pouvait échapper à la broche ou au gril qu'en tombant dans la poêle ou dans la casserole. Jugez donc s'il ouvrit de grands yeux quand, s'étant mis sur son séant, il vit tous ces moricauds se prosterner la face contre terre, puis se relever et se trémousser avec des gestes et des contorsions qui n'annonçaient aucun mauvais dessein.

 

 

«Les uns lui présentaient des corbeilles d'oranges, de bananes et d'ananas; les autres approchaient de ses lèvres des tasses de limonade ou de lait de coco. Il y en avait qui lui chatouillaient la plante des pieds et qui lui frottaient le gras des jambes, pendant que d'autres l'éventaient et l'émouchaient avec des feuilles de latanier. [111]

«Et, à chaque morceau qu'il avalait, à chaque rasade qu'il buvait, c'étaient des cris d'admiration, des hurlements de joie, des gambades et des sauts de carpe à se démancher tous les membres.

«Après qu'il eut mangé comme quatre et bu à tire-larigot, on le couvrit d'un manteau fait avec des plumes de serin, de colibri et de perroquet; on le hissa dans un palanquin, et le cortége se dirigea, musique en tête, vers le palais du gouvernement.

«Le trône était vacant depuis la veille, le dernier roi venait d'être emporté par une colique de miserere, et les notables du pays allaient lui donner pour successeur le noble étranger que la Providence avait jeté sur leurs rivages.

«C'est comme ça que Thomas Legoff, [112] aux trois quarts mort de faim et de soif, et n'ayant plus aux pieds que la moitié d'une paire d'escarpins, devint roi de l'île de Tamboulina.

«La cérémonie du couronnement eut lieu le même jour. Tous les monuments publics furent illuminés le soir, et, tant que dura la nuit, on ne fit que danser et tirer des pétards.»

«Tout ça, c'est des blagues, dit Macabiou.

– Des blagues! s'écria Legoff; c'est écrit dans des papiers imprimés.

– Raison de plus, dit Macabiou.

– Macabiou ne sait pas, reprit Legoff avec hauteur, que mon grand-père, de retour en France, fut présenté au roi, qui le reçut comme un membre de sa famille, l'appela son cousin, petit nom d'amitié qu'on se donne comme ça entre têtes couronnées, [113] et le fit passer d'emblée quartier-maître, en s'excusant de ne pouvoir lui rendre le royaume qu'il avait perdu: ce grand prince était ami de la paix, et il lui répugnait d'engager la France dans des expéditions lointaines. C'est historique, tous les journaux du temps en ont parlé.

– Bah! bah! fit Macabiou; les journaux du temps, belle drogue!

– Et maintenant, repartit Legoff le prenant de plus en plus haut, je voudrais savoir pourquoi môssieur Macabiou fait tant de façons pour avaler les sauvages de mon grandpère, quand moi, j'ai avalé sans barguigner les quinze cents ours de son grand-oncle!

– Fichons le camp! dit Mascaret. Le feu s'éteint, je sens que je m'enrhume; Legoff nous contera le reste au Pouliguen. [114]

– Non, non, Legoff, finis ton histoire! s'écrièrent tous les autres en se pressant autour du brasier qui se consumait.»

Secrètement flatté de l'effet qu'il produisait sur son auditoire, Legoff reprit avec assurance: