BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Antonius Astesanus

1412 - 1463

 

De Iohanna gallica virgine bellica

 

Fragmentum, 1435

 

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ANTOINE ASTESAN

LE seul poète qui ait, en français, célébré Jeanne d'Arc de son vivant, ou du moins le seul dont les vers soient venus jusqu'à nous, est une Vénitienne, Christine de Pisan. C'était en 1429, car ses vers sont datés, et Jeanne était alors à l'apogée de sa gloire. Pour retrouver, dans le même siècle, d'autres vers où il soit parlé, en français du moins, de la libératrice d'Orléans, il faut aller jusqu'à Martin le Franc, en 1440, et ensuite jusqu'à Martial d'Auvergne ou de Paris, c'est-à-dire cinquante ans plus tard. Cependant, entre Martin le Franc et Christine, il y eut des poètes latins qui chantèrent Jeanne, un entre autres qui, Italien comme Christine, dans une épître adressée à Charles d'Orléans, encore prisonnier en Angleterre, raconta l'enfance et les premiers exploits de la Pucelle. L'épître étant datée de 1435, c'est-à-dire plusieurs années après la mort de l'héroïne, on s'étonne de n'y pas voir un mot sur le procès et le bûcher de Rouen, silence d'autant plus étrange qu'il est impossible de ne pas le croire volontaire. Voici, en effet, comment le poète termine son récit:

«Lorsque le Dieu tout-puissant eut jugé que la France avait été assez défendue des glaives ennemis par le courage de Jeanne d'Are, il permit que les armes françaises fussent privées d'un tel secours et voulut qu'elles se contentassent d'en appeler aux forcés humaines.»

Sachons nous contenter nous-mêmes de ne trouver dans: les vers d'Antoine Astesan que les commencements de l'histoire de Jeanne d'Arc, et avant de dire comment il les raconte, disons qui était le poète. Ses ouvrages n'existent qu'en manuscrit; mais il eut, en son temps, une assez grande renommée pour que Muratori lui ait donné place dans son précieux recueil et ait écrit sa biographie. A l'exemple de Berriat Saint-Prix, un des savants historiens de Jeanne d'Arc, nous allons emprunter à Muratori les dates principales de cette biographie, en y ajoutant quelques détails que M. Champollion-Figeac a recueillis çà et là dans les œuvres mêmes du poète.

Fils de Pierre Astesan, notaire ou chancelier de l'Université de Villeneuve d'Asti, Antoine était né, dans cette ville, en 1412, l'année même où l'on s'accorde généralement à placer la naissance de l'héroïne qu'il devait chanter un jour. Sa famille paraît avoir occupé un certain rang à Asti, d'où certainement elle avait emporté le nom sous lequel ses descendants devaient être connus; mais, vers 1339, elle avait été bannie par une faction contraire: chaque ville avait les siennes, comme on sait, dans l'Italie d'alors. Pierre, établi à Villeneuve d'Asti, envoya son fils à Turin en 1427, et en 1429 à Pavie, pour apprendre la grammaire et la rhétorique sous les doctes maîtres qui, à cette époque, y attiraient la jeunesse. Mais en 1431, la peste chassa le jeune étudiant de Parie d'abord, puis de Gènes où plus tard il s'était réfugié. Il profita de l'occasion pour rentrer dans la ville que les siens avaient été forcés de quitter dans le siècle précédent, suivant en cela le conseil de son père, qui voulut que du moins l'un de ses enfants rallumât l'ancien foyer de la famille. Antoine, en effet, se fixa à Asti, où, à son tour, j] ouvrit un cours de belles-lettres.

Ce fut, il est permis de le croire, avec un certain éclat, puisque l'on voit Charles d'Orléans, dont le père avait jadis reçu cette ville d'Asti dans la dot de Valentine de Milan, mais n'avait pu la garder, après en avoir, repris possession, nommer le poète capitaine du Mont-Raynier et son premier secrétaire à Asti. Ce titre est celui qui se lit encore en tête du manuscrit de ses poésies, et particulièrement de l'épître qui est ici en partie publiée et traduite.

Antoine ayant épousé, en 1441, la fille de Barthélémy Carrari, chirurgien d'Asti, se trouvait dans cette ville, lorsqu'y arriva, en 1449, le duc Charles lui-même, revenu d'Angleterre depuis plusieurs années; et ce fut certainement en cette circonstance que le poète, vit ce prince pour la première fois. Charles d'Orléans, ayant pris goût sans doute au talent du poète, le ramena avec lui en France en 1450, et ce dut être alors qu'Astesan lui-même connût les poésies de son auguste patron, et commença à les traduire; mais plusieurs des siennes datent du temps où il étudiait à Pavie et à Gênes, et d'Asti même où il avait fini par s'établir.

On ne sait, au juste, en quelle année mourut Astesan; mais comme on connaît de lui une épitaphe de Charles VII, il est évident qu'en 1461 il vivait encore.

Ses oeuvres, qui n'ont jamais été imprimées, se trouvent réunies dans deux manuscrits dont l'un est conservé à Turin et l'autre a Grenoble, ce dernier' écrit de la main même d'un frère du poète. C'est de la -bibliothèque de Grenoble que, par une singulière coïncidence, sortit pour la première fois, au commencement de ce siècle, le charmant Recueil des poésies de Charles d'Orléans, dont M.:Aimé Champollion-Figeac devait donner, quarante ans plus tard, une édition nouvelle et, comme on dit aujourd'hui, définitive. Que l'on nous permette de renvoyer à l'analyse de M. Berriat-Saint-Prix 1), qui a eu entre les mains le manuscrit de Grenoble, et surtout à M. Champollion, en son beau livre des Documents paléographiques 2), le lecteur qui voudrait faire plus ample; connaissance avec Astesan. Nous ne voulons parler ici que du fragment de ses poésies qui concerne Jeanne d'Arc. C'est le dernier éditeur de Charles d'Orléans qui a bien voulu, à notre prière, faire copier, à Grenoble, l'épître d'Antoine Astesan, et relire lui-même la copie.

Le secrétaire de Charles d'Orléans à Asti n'a pas, il s'en faut de beaucoup, le talent de son royal maître. Ses vers ont cependant de la facilité, parfois de la grâce, et dans la traduction des poèmes du fils de Valentine de Milan, un mérite assez rare d'exactitude et même d'expression; mais c'est tout. Le morceau qui nous occupe est, avons-nous dit, une longue épître; elle, est en vers hexamètres. La seconde moitié n'a rien de commun avec Jeanne d'Arc; aussi nous contenterons-nous de donner ici la première, à laquelle nous joignons une traduction française aussi littérale que possible. Le lecteur n'y trouvera guère que ce qu'il a lu bien des fois, rien surtout de rigoureusement exact. La légende s'était dés lors répandue sur l'histoire. C'était là sans doute ce que la renommée racontait déjà de Jeanne d'Arc, à Asti, d'où le poète a daté son œuvre. Mais n'est-il pas intéressant de savoir comment en Italie, et presque partout en Europe, on parlait de Jeanne d'Arc? L'Angleterre seule (où Shakespeare eût mérité cependant de faire exception) ne voulait voir qu'une sorcière dans celle qui l'avait vaincue et qu'elle avait brûlée. Partout ailleurs, et surtout en Italie, Jeanne apparaissait comme l'envoyée de Dieu. Toutefois, lorsque l'on voit Astesan, un futur familier de Charles d'Orléans, se taire sur le dénouement du drame auguste, il est peut-être permis de se demander si, après le martyre de Jeanne, il voyait encore la vierge de Domrémy sous l'auréole des premiers jours. Ce qui, un instant, nous en a presque fait douter, c'est cette épitaphe latine qu'il fit plus tard pour Charles VII, et dans laquelle il dit comment ce prince reconquit son royaume par le secours de Jeanne que l'on croyait envoyée de Dieu, Était-ce là une simple forme de style ou une manière timide de revenir sur l'ancienne croyance?

On serait aussi tenta de craindre que l'enthousiasme d'Astesan n'ait eu quelque chose d'artificiel, quand on reconnaît que cette partie de son épître est la traduction presque littérale d'une lettre écrite au duc de Milan, frère de Valentine, par le sire de Boulainvilliers. Ce fut évidemment par cette lettre, datée du 21 juin 1429, et envoyée entre la levée du siège d'Orléans et la marche sur Reims, que l'on apprit en Italie, autrement que par la renommée et d'une manière certaine, particulièrement à Pavie où Astesan se trouvait à cette époque, les premières merveilles de la mission de Jeanne d'Arc. Cette lettre courut de main en main, et le jeune étudiant dut en recevoir une impression profonde. S'occupa-t-il dès lors de la traduire, ou cette traduction ne fut-elle écrite qu'à Asti, où nous le voyons s'établir très peu d'années plus tard? C'est là du moins qu'elle fut achevée, et lorsque déjà vraisemblablement des relations avaient commencé à se former entre le duc Charles d'Orléans et Antoine Astesan. Ce qui ne paraît pas douteux, et on doit s'en réjouir, c'est qu'Astesan ne prit pas simplement la lettre de Parceval de Boulainvilliers, comme un thème à exercer sa muse. Plus il s'attache à en conserver les moindres détails, plus il nous semble démontré par cette servilité môme que la lettre jouissait d'une grande autorité, et partie de cette autorité a passé de la prose du serviteur de Charles VII dans les vers du futur secrétaire de Charles d'Orléans. L'exactitude est poussée si loin, que l'on retrouve dans l'épître des hémistiches entiers empruntés mot pour mot à la prose du récit primitif. Mie qu'elle est, nous préférons de beaucoup cette traduction naïve, disons,le mot, respectueuse, do la lettre de Parceval au poème en deux chants qu'un versificateur ingénieux de la même époque, mais dont le nom est resté inconnu, a écrit sur la vie de Jeanne d'Arc, en s'inspirant, nous n'en doutons pas, du même document. C'est ce poème qui est, s'il en fut jamais, une amplification prétentieuse du texto. Il est, à coup sûr, d'une latinité bien supérieure à celle d'Astesan. L'auteur devait être un professeur émérite de quelque université célèbre. Il faut voir comme il se bat agréablement les flancs pour imiter Virgile, et pour mettre en œuvre tous les procédés de la muse épique. Il faut entendre Jeanne, Baudricourt, Charles VII, parler à la façon des héros d'Homère. Mais tout ce beau travail éveille le sourire plutôt que l'émotion, et nous ne sommes pas sûr de ne point nous être sentis touches en lisant les vers rudes, mais convaincus, d'Astesan. Ils nous ont souvent rendu l'impression de la lettre même. Cette lettre, le lecteur la trouvera dans une note. Il nous a paru juste de le faire juge lui-même de notre impression. 3) Il verra, par le texte authentique de la lettre, qu'Astesan s'est contenté le plus souvent d'intervertir l'ordre dé quelques détails insignifiants et de substituer, comme il était naturel, le neveu à l'oncle, dans le passage où il est dit que Jeanne avait annoncé que le prisonnier d'Azincourt serait bientôt rendu à la liberté. On a quelquefois essayé de contester sinon la prophétie elle-même (était-ce une prophétie?), au moins l'importance que Jeanne y aurait attachée. La lettre et l'épître sont une preuve de plus de ce que Jeanne avait annoncé à cet égard. Quant a la valeur historique des deux témoignages, dans leur ensemble, nous ne- saurions nier que, par sa date, par la précision que là prose donne à tous les détails, comme par le lieu d'où elle est écrite et par la gravité du personnage de qui elle émane, la lettre ne doive être regardée comme un document plus sérieux; mais, poésie à part, et on a vu que nous ne surfaisons pas les vers d'Antoine Astesan, tous les mérites que nous reconnaissons à la lettre sont, à un moindre degré, ceux de l'épître même, qui n'en est qu'une reproduction transformée, et vienne d'où vienne, lorsqu'il se rencontre sur Jeanne d'Arc des vers datés de 1435, le devoir de l'histoire n'est-il pas de les recueillir avec respect?

 

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1) Jeanne d'Arc, ou coup d'ail sur les révolutions de France au temps de Charles VI et de Charles VII et surtout de la Pucelle d'Orléans, par M. BERRIAT SAINT-PRIX. - Paris, 1817, Pillet, rue Christine, 2. 

2) Documents paléographiques relatifs à l'histoire des beaux-arts et des belles-lettres pendant le moyen âge, par M. Aimé CHAMPOLLION-FIGEAC. - Paris, 1868, imp. de Paul Dupont. 

3) Voir, à la fin, le texte de la lettre de Parceval de Boulainvilliers au duc de Milan, Philippe-Marie Visconti. Nous l'empruntons au tome V du Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc, le plus beau monument sans contredit élevé à la gloire de la Pucelle.