BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jean de Meun

vers 1240 - vers 1300

 

Le codicile maistre Jehan de Meun

 

vers 1290

 

Source:

Le Roman de la Rose par Guillaume de Lorris et Jehan de Meung.

Nouvelle édition, revue et corrigée sur les meilleures

et plus anciens manuscrites par M. Méon. Tome quatrième.

À Paris, de l'imprimerie de P. Didot l'Ainé, MCCCXIV

Facsimile: Internet Archive    Bibliographie: Arlima

 

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Le Codicile

de Maistre Jehan de Meung

ou Épitaphe

des Trespassez.

 

Le Testament, le Codicille et le Trésor attribués à Jean de Meun

(BNF, Bibliothèque de l'Arsenal, MS 3339 réserve, Paris, vers 1410-1415)

 

 

Dieu ait l'ame des trespassez!

Car des biens qu'ilz ont amassez,

Dont ilz n'orent oncques assez,

Ont-ilz toute leur part éue;

5

Et nous qui les amasserons,

Si-tost com nous trespasserons,

La part que nous en lesserons,

Celle arons-nous toute perdüe.

 

Or vueil, pour vous bien conforter,

10

Vos cuers semondre et enorter,

Se vous en volez riens porter,

Faites voz fardiaux maintenant;

Voz cors, si comme vous devez,

Vestez, chauciez, mangiez, bevez,

15

Et puis que plus n'en retenez,

Donnez pour Dieu le remenant.

 

Car des biens que vous laisserez,

Si-tost com vous trespasserez,

Tant seulement emporterez

20

Des aumosnes le guerredon:

Or donnez donc si largement

Aux povres, que Dieu qui ne ment,

Vous en ottroie au jugement

De son saint Paradis le don.

 

25

Mais de ceulx qui povres se faignent,

Et de leurs mains ouvrer ne daignent,

Et tous en richesses se baignent,

Mendians et poissans de corps;

De ceulx ne veuil-je pas entendre

30

Que l'en leur doie aumosne tendre,

Mais les chastier et reprendre;

Ce est escript, je le recors.

 

Et se riens donner ne vous lesse

Povreté, qui si vous compresse,

35

Qu'elle vous maint com chien en lesse,

Tant que la mort vous assauldra;

Le vouloir au mains en aiez,

Et prest de Dieu prier soiez;

Ainsi l'amez et apaiez,

40

Cil vouloir autant vous vauldra.

 

Si en povez pour preuve entendre,

De mes deux chiens exemple prendre,

Dont li uns vient pour moi deffendre,

Et li autres n'y puet venir;

45

Mais moult voulentiers y venist,

Se le lien ne le tenist,

Et brait, pour ce qu'il ne s'en ist:

Egaument les doi chier tenir.

 

Car c'est chose bien congnéüe,

50

Que pour fait doit estre tenue

La voulenté qui ne se müe;

Ce scet Dieu fors, poissans et justes,

Qui puet dedens les cuers véoir;

Quant de donner n'avez povoir,

55

Autant lui doit plaire et séoir

Le vouloir que vous en éustes.

 

Et toutes voies en trois parties

Sont tousjours noz choses parties,

Quant à la mort se sont verties,

60

Aussi des homs comme des fames;

Car li vers, ce devez savoir,

Sont tuit prestz à nos corps avoir,

Noz hoirs prendront tout nostre avoir,

Et Dieu ou déables noz ames.

 

65

Lors sont ces trois si repéu,

Quant chascun a de nous éu

Tel part com il lui a pléu,

Tant est la chose à gré partie,

Que nulz d'eulz en nulle maniere

70

Ne vouldroit, tant ait sa part chiere,

Changier ne retourner arriere

Aux aultres deux pars sa partie.

 

Or devons donc de mal retraire

Noz cuers, et penser à bien faire,

75

Si que nous puissions à Dieu plaire;

Et li prions qu'il nous sequeure

Au jour que la mort nous prendra,

Quant li déables y vendra,

Qui nous attent et attendra,

80

Pour nous emporter à celle heure.

 

Lors, se vous ne voulez ce croire,

Quant il ara sur vous victoire,

Sans retour en sa chartre noire

Au feu d'enfer ardoir irez ;

85

Et quant vous arez-là scéu

Comment vous fustes decéu,

Quant vous ne m'avez pas créu,

A tart vous en repentirez.

 

Explicit

le Codicille

Maistre

Jehan de Meun.