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BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Christine de Pizan

vers 1364 - vers 1431

 

Lamentacion sur les

Maux de la Guerre Civile

 

23 août 1410

 

Texte:

Raymond Thomassy, Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan,

suivi d'une notice littéraire et de pièces inédites, Paris: Debécourt, 1838

Fac-similé: Internet Archive

 

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Lamentacion

sur les Maux de la Guerre Civile

 

Dans cette lamentation, Christine appelle à l'aide les femmes

contre la guerre civile entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne.

 

 

 

Qui a point de pitié la mette en œuvre –

Vécz-cy le temps qui le requiert.

 

SEULETTE à part, et estraignant à grant paine les lermes qui ma veue troublent et comme fontaine affluent sur mon visage, tant que avoir puisse espace de escripre ceste lasse complainte, dont la pitié de l'éminent meschief me fait d'amères goûtes effacier l'escripture, je m'esbahiz et en complaignant dis:

O! comment puet ce estre que cuer humain, tant soit la fortune estrange, si puist ramener homme à nature de très dévorable et cruele beste? Où est doncques la raison qui li donne le non de animal raisonnable? Comment est-il en la puissance de fortune de tèlemenl transmuer homme, que couvertiz soit en serpent ennemi de nature humaine? O las! véez-cy de quoy, nobles princes françois. Et ne vous desplaise, où est à présent le doulz sang naturel d'entre vous, lequel dès onques seult estre le droit comble de la bénignité du monde? De quoy très les temps anciens sont raemplies toutes autentiques histoires, et de qui Fama seult corner ses chançons par tout l'universel monde. Que sont devenuz les clers yeulx du noble entendement, qui, par nature et longue coustume, vous faisoient ouvrer par conseil de preudes hommes de juste conscience? Sont-ilz or aveuglez, comme il semble, vos pères de la congrégacion françoise, soubz les quelz ayolz seullent estre gardez, deffenduz et nourriz les multitudes des enfans de la terre jadiz beneurée, ore convertie en désolation, se pitié n'y labeure? Que vous ont meffait ceulz qui comme Dieu vous aourent, et qui en toutes terres pour honneur de vous se renomment? les quelx semble que à présent vueilliez traittier, non pas comme filz, maiz ennemis mortelz, par ce que les discors d'entre vous leur pourchassent, c'est assavoir: grief, guerre et bataille.

Pour Dieu! pour Dieu! princes très haulx, ouvrez les yeulx par tel savoir, que jà vous semble veoir comme chose advenue, ce que les apprestes de voz armes prises pourront conclurre: sy y appercevrez ruynes de citez, destruccions de villes et chasteaulx, forteresses ruées par terre. Et en quel part? ou droit nombril de France! La noble chevalerie et jouvente françoise toute d'une nature, qui, comme un droit ame et corps, seult estre à la deffense de la couronne, et la chose publique, ore assemblée en honteuse bataille l'un contre l'autre, père contre filz, frère contre frère, parens contre autres, à glaives mortelz, couvrans de sang, de corps mors et de membres les très doulereux champs. O! la très dehonnorée victoire à qui que elle remaigne! quel gloire li donra renommée? Sera-elle donc de lorier couronnée? Hé! lasse my, maiz devra estre de très noires espines honteusement bendée, soy voiant non pas vainquerresse, mais homicide de son mesmes sang, dont noirs habiz porter lui appartient comme à mort de parent.

O tu, chevalier, qui viens de tèle bataille, dy-moy, je t'en prie, quel honneur tu emportes? Diront donc tes gestes pour toy plus honnorer, que tu feuz à la journée du costé vainqueur? Mais cestui péril, quoy que en eschappes, soit mis en mescompte de tes autres beaux faiz! Car à journée reprouchée n'appartient louenge. Hec! que pleust aux hommes, car à Dieu bien plairoit, que nul de soy armer n'eust courage ne d'un costé ne d'autre! Et que en ensuira après, en non Dieu? Famine pour la cause du dicipement et gast des biens qui y sera fait, et la faulte de cultiver les terres; de quoy sourdront rébellions de peuples par estre des gens d'armes estrangiez et privez trop oppressez, mengiez et pilliez de çà et de là; subversion ès citez par oultrageuse charge, où, par nécessitez de finances avoir, convendra imposer les cytoiens et habitans; et en surquetoul les Angloiz par de costé qui parferont l'eschec et mat, se fortune y consent; et encore reste les discencions et mortèles haynes dont traysons sourdront, qui en infiniz cuers à ceste cause seront enracinées.

Est-il ainsi délibéré? certes oyl! Plourez doncques, plourez, batant les paulmes à grans criz, si que fist en cas pareil jadiz la dolente Argine avec les dames d'Arges, dames, damoiselles et femmes du royaume de France! Car jà sont aguisiez les glaives qui vous rendront veufves et desnuées d'enfans et de parens. O! dames de la cité de Sabine, besoing eussions de vous en ceste besoigne; car n'estoit pas greigneur le péril et contens jadiz entre voz parens, quant par grant prudence vous entremeistes de y mettre paix, lorsque vous fichastes eschevellées, vos petitz enfans entre braz, ou champ de la bataille, par grans tourbes crians: «Ayez merci de nos chiers amis et parens! si faites paix!»

Hé! Royne couronnée de France, dors-tu adès? Et qui te tient que tantost celle part n'affinz tenir la bride, et arrester ceste mortel emprise? Ne vois-tu en balance l'éritage de tes nobles enfans? Tu, mère des nobles hoirs de France, redoubtée princesse, qui y puet que toy ne qui sera-ce, qui à ta seigneurie et auctorité désobéira , se à droit te veulx de la paix entremettre? Venez, venez, vous touz saiges de ce royaume, avec vostre Royne. De quoy servez-vous, neiz conseil du Roy; et tous chacun la main y mette. Jà vous souliez vous entremettre neiz des petites choses. – De quoy se loera France de tant de sages testes, se ores ne treuvent voie pour sa garantise, fontaine de clergie garder à eschever d'estre périe? Où sont adés voz entreprises et voz saiges raisons? Hée! clergie de France, lairas-tu ainsi à fortune courir son influence? Pourquoi ne faiz processions par dévotes prières? Ne vois-tu le besoing? Car jà semble comme Nynyve que Dieu l'ait à périr condampnée, et que son yre par les griefz péchiez qui y habondent l'ait acueillie, dont la chose est en grant doubte, se la sentence n'est révoquée par intercession de dévote oroison.

Assurez donques, peuples! Dévotes femelettes, criez miséricorde pour ceste grief tempeste. Ha! France! France, jadiz glorieux royaume! Hélas! comment diray-je plus? Car très amers plours et lermes incessables déchiéent comme ruisseaux sur mon papier, si qu'il n'y a place seiche où puisse continuer l'escripture de la complainte très douloureuse, que l'abondance de mon cuer par grant pitié de toy veult getter hors. Si que assez sont occuppées les lasses mains laissent souvent la penne de quoy je escripz, pour rendre la veue à mes yeulx troublez en touchant les lermes dont l'abondance me moille piz et giron , quand je pense ce que diront de toy désoremaiz les renommées. Car ne seras-tu pas acomparée de cy en avant aus estranges nacions, là où les frères, germains, cousins et parens par faulse envie et convoitise s'entre-ocient comme chiens? Ne diront-ilz en reprouchant: «Alez, alez, vous François, qui vous vantiez du doulz sang de voz princes, non tyrans , et nous escharnissiez de nos usaiges de guelfes et guibelins. Or sont-ils nez en vostre terre. La semence y est germée, que jà n'y fauldra; les pais y sont venuz. Or abaissiez voz cornes, car vostre gloire est deffaillie.

Hémi! lasse, très doulce France! C'est-il donques avisé qu'en tel péril soies? certes oyl. Mais encores y a il remède. Dieu est miséricors. Tout n'est pas mort, quant que gist en péril. –

O! duc de Berry, noble prince, excellent souche et estoc des enfans royaulx, filz de roy de France, frère et oncle, père d'antiquité de la fleur de liz toute! Comment est-il possible que ton très bénigne cuer puist souffrir te veoir, à journée précise, en assemblée de bataille mortèle à doulereuses armes contre tes nepveux? Je ne croy pas que la souvenance de la très grant amour naturèle de leurs pères et mères, tes très amez frères et seurs trespassez, souffrist à nature que lermes et pleurs ne décourussent comme fontaine tout au long de ta face, et que ton noble cuer ne feust de pitié si comme touz fonduz qu'à paines te soustendroies. Hélas! quelle douleur à veoir le plus noble oncle qui aujourd'ui vive, comme de trois roys, de six ducs et de tant de contes, en assemblée mortèle contre sa propre chair, et les nepveux qui tant doivent de révérence à si noble oncle, si comme à père, contre lui en bataille! O noble sang de France non reprouchié! Comment pourrois-tu, très noble nature, endurer, jà la journée ne puist venir! que tèle honte advieigne, que ceulx qui estre seullent pilliers de foy, sousteneurs de l'église, par quel vertu, force et savoir est toujours soustenue et pacifiée, et qui entre toutes nacions sont nommez les très chrétiens acroisseurs de paix, amis de concorde, vieignent adès à tel inconvénient?

Or viens doncques, viens, noble duc de Berry, prince de haulte excellence, et suy la loy divine qui commande paix. Saisy la bride par grant force et arreste ceste non honorable armée, au mains jusques à ce que aus parties ayes parlé. Si t'en viens à Paris, en la cité ton père, où tu nasquis, qui à toy crie en lermes, soupirs et pleurs et te demande et requiert. Vien tost reconforter la cité adolée, et te avance avec la langue de correccion vers tes enfans, se tu les vois mesprendre, si comme bon père, et les pacifie en les reprenant, si que tu doiz et bien t'appartient: leur enseignant raisons d'une partie et d'autre comment, quel que soit leur descord, eulx, qui doivent estre pilliers, deffense et sousteneurs de la noble couronne, et targes du royaume qui onques ne leur meffist ne ne doit comparer ce que ilz s'entre-demandent, ne le vueillent destruire.

Et pour Dieu! pour Dieu! noble duc, vueillez tost advertir, que quoy que par divers langages soit à présent devisé en chacune partie, espérant de la victoire pour soy de la bataille, en disant: Nous vaincrons et ainsi ouvrerons, que trop est fole la vantise! Car ne doit estre ignorée comme estrange, et non cogneue est la fortune de toute bataille. Car quoy que de homme soit proposé, fortune y dispose. Et que valut jadis au roy de Thèbes soy partir vainqueur de la bataille, lui IIIe sans plus de chevaliers et touz les siens mors laissiez ou champ, gisans avec la multitude de ses ennemis désimé par glaives de ses parens et princes? Diex! quel victoire trop fu douleureuse! Le roy d'Athènes navré à mort en bataille, que lui valu sa victoire? ne que prouffite en tel cas multitude de gens? Ne fu Xercès desconfit, qui tant en avoit que vaulx et mons touz couvers en estoient? Bon droit et juste querelle vault-elle donques?

S'ainsi estoit, le roy saint Loys, qui tant avoit eu de belles victoires, n'eust pas devant Thunes esté desconfit par les mescréans. Quel plus bel exemple est cognoistre que par merveilleuse disposicion Dieu laisse encourir tout fait de bataille, de la quelle le mal est certain, et le bien qui avenir en puet gist en grant doubtance. Et en surquetout, quoy qu'en touz cas soit guerre et bataille très périlleuse et forte à eschever, n'est pas doubte qu'entre si prochains parens, comme nature a conjoins si comme en un mesmes lien d'amour, est très perverse, non honorable et très excommeniée ne à bonne fin venir ne puet! Hélas! et s'il est ainsi ce que sy, que pour assez de causes et de querelles soient souvent meues guerres et batailles, par plus fort et meilleur raison en est trop plus par quoy doivent estre fuyes et eschevées, et paix quise.

Or vainque donques la vertu le vice! Si soit doncques voie trouvée de ramener à paix les amis par nature , ennemis par accident. Hélas! qu'à Dieu pleust que la paine et mise, que à présent on desploie, feust ainsi employée à quérir paix comme elle est le contraire! je crois que à mains de coustz on y vendrait; et que de commun vouloir et vraie union ceste armée feust convertie sur ceulx qui nous sont naturels ennemis, si que celle part s'employassent les bons féaulx François, non pas eulx entre-occire. Diex! quel joie seroit-ce! et quelle très haulte honneur à tousjours au royaume!

Ha! très honnoré prince, noble duc de Berry, à ce vueilliez entendre; car il n'est tant grant chose que cuer humain vueille entreprendre par espécial faicte en juste entencion, à quoy il ne puist attaindre. Et se, tu, en ce te travailles à toujours maiz, seras clamé père du règne, conserveur de la couronne et du très noble liz, custode du hault lignage, réserveur de l'occision des nobles, confort du peuple, garde des nobles dames, des veufves et orphelins. A la quelle chose le benoit Saint-Esprit, acteur de toute paix, te doint cuer et courage de tost le mettre à fin; Amen.

Et à moy, povre voix criant en ce royaume, désireuse de paix et du bien de vous touz, vostre servante, Christine, meue en très juste entente, doint veoir la journée. Amen.

Escript le XXIIIe jour d'aoust, l'an de grâce mil CCCC et dix.

 

Explicit.