BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Pierre Sylvain Maréchal

1750 -1803

 

Manifeste des Égaux

 

1796

 

Texte:

[Pierre Sylvain Maréchal,] Manifeste des Égaux

dans: Haute Cour de justice, Copie des pièces saisies dans le local

que Babeuf occupoit lors de son arrestation.

A Paris: De l'Imprimerie nationale, 1796, p. 159

Fac-similé: Google

 

______________________________________________________________________________

 

 

 

Manifeste des égaux.

 

Épigraphe:

Égalité de fait, dernier but de l'art social.

Condorcet, Tableau de l'esprit humain, p. 329

 

 

Peuple de France!

 

Pendant quinze siècle tu as vécu esclave, & par conséquent malheureux. Depuis six années tu respires à peine, dans l'attente de l'indépendance, du bonheur & de l'égalité. (Deux mots rayés.)

L'Égalité! premier vœu de la nature! premier besoin de l'homme, & principal nœud de toute association légitime! Peuple de France! tu n'as pas été plus favorisé que les autres nations qui végètent sur ce globe infortuné! Toujours & partout la pauvre espèce humaine, livrée à des anthropophages plus ou moins adroits, servit de jouet à toutes les ambitions, de pâture à toutes les tyrannies. Toujours & partout, on berça les hommes de belles paroles: jamais & nulle part ils n'ont obtenu la chose avec le mot. De temps immémorial on nous répète avec hypocrisie, les hommes sont égaux, & de temps immémorial la plus avilissante comme la plus monstrueuse inégalité pèse insolemment sur le genre humain. Depuis qu'il y a des sociétés civiles, le plus bel apanage de l'homme est sans contradiction reconnu, mais n'a pu encore se réaliser une seule fois: l'égalité ne fut autre chose qu'une belle & stérile fiction de la loi. Aujourd'hui qu'elle est réclamée d'une voix plus forte, on nous répond: Taisez-vous misérables! l'égalité de fait n'est qu'une chimère; contentez-vous de l'égalité conditionnelle: vous êtes tous égaux devant la loi. Canaille, que te faut-il de plus? Ce qu'il nous faut de plus? Législateurs, gouvernans, riches propriétaires, écoutez à votre tour.

Nous sommes tous égaux, n'est-ce pas? Ce principe demeure incontesté, parce qu'à moins d'être atteint de folie, on ne sauroit dire sérieusement qu'il fait nuit quand il est jour.

Eh bien! nous prétendons désormais vivre & mourir égaux comme nous sommes nés: nous voulons l'égalité réelle ou la mort; voilà ce qu'il nous faut.

Et nous l'aurons cette égalité réelle, à n'importe quel prix. Malheur à ceux que nous rencontrerons entre elle & nous! Malheur à qui feroit résistance à un vœu aussi prononcé!

La révolution française n'est que l'avant-courière d'une autre révolution bien plus grande, bien plus solemnelle, & qui sera la dernière.

Le peuple a marché sur le corps aux rois & aux prêtres coalisés contre lui: il en sera de même aux nouveaux tyrans, aux nouveaux tartuffes politiques assis à la place des anciens.

Ce qu'il nous faut de plus que l'égalité des droits?

Il nous faut non pas seulement cette égalité transcrite dans la déclaration des droits de l'homme & du citoyen, nous la voulons au milieu de nous, sous le toit de nos maisons. Nous consentons à tout pour elle, à faire table rase pour nous en tenir à elle seule. Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle!

Législateurs & gouvernans, qui n'avez pas plus de génie que de bonne foi, propriétaires riches & sans entrailles, en vain essayez-vous de neutraliser notre sainte entreprise en disant: Ils ne font que reproduire cette loi agraire demandée plus d'une fois déjà avant eux.

Calomniateurs, taisez-vous à votre tour, &, dans le silence de la confusion, écoutez nos prétentions dictées par la nature & basées sur la justice.

La loi agraire ou le partage des campagnes fut le vœu instantané de quelques soldats sans principes, de quelques peuplades mues par leur instinct plutôt que par la raison. Nous tendons à quelque chose de plus sublime & de plus équitable, le bien commun ou la communauté des biens! Plus de propriété individuelle des terres, la terre n'est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre: les fruits sont à tout le monde.

Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très-grande majorité des hommes travaille & sue au service & pour le bon plaisir de l'extrême minorité.

Assez & trop long-temps moins d'un million d'individus dispose de ce qui appartient à plus de vingt millions de leurs semblables, de leur égaux.

Qu'il cesse enfin, ce grand scandale que nos neveux ne voudront pas croire! Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches & de pauvre, de grands & de petits, de maîtres & de valets, de gouvernans & de gouvernés.

Qu'il ne soit plus d'autre différence parmi les hommes que celles de l'âge & du sexe. Puisque tous ont les mêmes besoins & les mêmes facultés, qu'il n'y ait donc plus pour eux qu'une seule éducation, une seule nourriture. Ils se contentent d'un seul soleil & d'un même air pour tous: pourquoi la même portion & le même qualité d'alimens ne suffiroient-elles pas à chacun d'eux?

Mais déjà les ennemis d'un ordre des choses le plus naturel qu'on puisse imaginer, déclament contre nous.

Désorganisateurs & factieux, nous disent-ils, vous ne voulez que des massacres & du butin.

 

 

Peuple de France,

 

Nous ne perdrons pas notre temps à leur répondre; mais nous te dirons: La sainte entreprise que nous organisons n'a d'autre but que de mettre un terme aux dissentions civiles & à la misère publique.

Jamais plus vaste dessein n'a été conçu & mis à exécution. De loin en loin quelques hommes de génie, quelques sages, en ont parlé d'une voix basse & tremblante. Aucun d'eux n'a eu le courage de dire la vérité tout entière.

Le moment des grandes mesures est arrivé. Le mal est à son comble; il couvre la face de la terre. Le chaos sous le nom de politique, y règne depuis trop de siècles. Que tout rentre dans l'ordre & reprenne sa place. A la voix de l'égalité, que les élémens de la justice & du bonheur s'organisent. L'instant est venu de fonder la République des Égaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. Les jours de la restitution générale sont arrivés. Familles gémissantes, venez vous asseoir à la table commune dressée par la nature pour tous ses enfans.

 

 

Peuple de France,

 

La plus pure de toutes les gloires t'était donc réservée! Oui, c'est toi qui le premier dois offrir au monde ce touchant spectacle.

D'anciennes habitudes, d'antiques préventions voudront de nouveau faire obstacle à l'établissement de la République des Égaux. L'organisation de l'égalité réelle, la seule qui réponde à tous les besoins, sans faire de victimes, sans coûter de sacrifices, ne plaira peut-être point d'abord à tout le monde. L'égoïste, l'ambitieux frémira de rage. Ceux qui possèdent injustement crieront à l'injustice. Les jouissances exclusives, les plaisirs solitaires, les aisances personnelles causeront de vifs regrets à quelques individus blasés sur les peines d'autrui. Les amans du pouvoir absolu, les vils suppôts de l'autorité arbitraire, ploieront avec peine leurs chefs superbes sous le niveau de l'égalité réelle. Leur vue courte pénétrera difficilement dans le prochain avenir du bonheur commun; mais que peuvent quelques milliers de mécontens contre une masse d'hommes tous heureux & surpris d'avoir cherché si long-temps une félicité qu'ils avaient sous la main?

Dès le lendemain de cette véritable révolution, ils se diront tout étonnés: Eh quoi! le bonheur commun tenoit à si peu? Nous n'avions qu'à le vouloir. Ah! pourquoi ne l'avons-nous pas voulu plustôt. Falloit-il donc nous le faire dire tant de fois? Oui, sans doute, un seul homme sur la terre plus riche, plus puissant que ses semblables, que ses égaux, l'équilibre est rompu: le crime & le malheur sont sur la terre.

 

 

Peuple de France,

 

A quel signe dois-tu donc reconnaître désormais l'excellence d'une constitution? . . . . Celle qui tout entière repose sur l'égalité de fait est la seule qui puisse te convenir & satisfaire à tous tes vœux.

Les chartes aristocratiques de 1791 & de 1795 rivoient tes fers au lieu de les briser. Celle de 1793 étoit un grand pas de fait vers l'égalité réelle, on n'en avoit pas encore approché de si près; mais elle ne touchoit pas encore le but & n'abordoit point le bonheur commun, dont pourtant elle consacroit solemnellement le grand principe.

 

 

Peuple de France,

 

Ouvre les yeux & le cœur à la plénitude de la félicité. Reconnois & proclame avec nous la République des Égaux.