B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     E N F E R .

     Dès que les hommes vécurent en société, ils durent s'apercevoir que plusieurs coupables échappaient à la sévérité des lois. Ils punissaient les crimes publics: il fallut établir un frein pour les crimes secrets; la religion seule pouvait être ce frein. Les Persans, les Chaldéens, les Égyptiens, les Grecs imaginèrent des punitions après la vie; et, de tous les peuples anciens que nous connaissons, les Juifs furent les seuls qui n'admirent que des châtiments temporels. Il est ridicule de croire, ou de feindre de croire, sur quelques passages très obscurs, que l'enfer était admis par les anciennes lois des Juifs, par leur Lévitique, par leur Décalogue, quand l'auteur de ces lois ne dit pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport avec les châtiments de la vie future. On serait en droit de dire au rédacteur du Pentateuque «Vous êtes un homme inconséquent et sans probité, comme sans raison, très indigne du nom de législateur que vous vous arrogez. Quoi! vous connaissez un dogme aussi réprimant, aussi nécessaire au peuple que celui de l'enfer, et vous ne l'annoncez pas expressément? et, tandis qu'il est admis chez toutes les nations qui vous environnent, vous vous contentez de laisser deviner ce dogme par quelques commentateurs qui viendront quatre mille ans après vous et qui donneront la torture à quelques-unes de vos paroles pour y trouver ce que vous n'avez pas dit? Ou vous êtes un ignorant, qui ne savez pas que cette créance était universelle en Égypte, en Chaldée, en Perse; ou vous êtes un homme très mal avisé, si, étant instruit de ce dogme, vous n'en avez pas fait la base de votre religion.»
     Les auteurs des lois juives pourraient tout au plus répondre: «Nous avouons que nous sommes excessivement ignorants; que nous avons appris à écrire fort tard; que notre peuple était une horde sauvage et barbare qui, de notre aveu, erra près d'un demi-siècle dans des déserts impraticables; qu'elle usurpa enfin un petit pays par les rapines les plus odieuses, et par les cruautés les plus détestables dont jamais l'histoire ait fait mention. Nous n'avions aucun commerce avec les nations policées: comment voulez-vous que nous pussions (nous, les plus terrestres des hommes) inventer un système tout spirituel?
     «Nous ne nous servions du mot qui répond à âme que pour signifier la vie; nous ne connûmes notre Dieu et ses ministres, ses anges, que comme des êtres corporels: la distinction de l'âme et du corps, l'idée d'une vie après la mort ne peuvent être que le fruit d'une longue méditation et d'une philosophie très fine. Demandez aux Hottentots et aux nègres, qui habitent un pays cent fois plus étendu que le nôtre, s'ils connaissent la vie à venir. Nous avons cru faire assez de persuader à notre peuple que Dieu punissait les malfaiteurs jusqu'à la quatrième génération, soit par la lèpre, soit par des morts subites, soit par la perte du peu de bien qu'on pouvait posséder.»
     On répliquerait à cette apologie: «Vous avez inventé un système dont le ridicule saute aux yeux; car le malfaiteur qui se portait bien, et dont la famille prospérait, devait nécessairement se moquer de vous.»
     L'apologiste de la loi judaïque répondrait alors: «Vous vous trompez; car, pour un criminel qui raisonnait juste, il y en avait cent qui ne raisonnaient point du tout. Celui qui, ayant commis un crime, ne se sentait puni ni dans son corps, ni dans celui de son fils, craignait pour son petit-fils. De plus, s'il n'avait pas aujourd'hui quelque ulcère puant, auquel nous étions très sujets, il en éprouvait dans le cours de quelques années: il y a toujours des malheurs dans une famille, et nous faisions aisément accroire que ces malheurs étaient envoyés par une main divine, vengeresse des fautes secrètes.»
     Il serait aisé de répliquer à cette réponse, et de dire: «Votre excuse ne vaut rien, car il arrive tous les jours que de très honnêtes gens perdent la santé et leurs biens; et, s'il n'y a point de famille à laquelle il ne soit arrivé des malheurs, si ces malheurs sont des châtiments de Dieu, toutes vos familles étaient donc des familles de fripons.»
     Le prêtre juif pourrait répliquer encore; il dirait qu'il y a des malheurs attachés à la nature humaine, et d'autres qui sont envoyés de Dieu expressément. Mais on ferait voir à ce raisonneur combien il est ridicule de penser que la fièvre et la grêle sont tantôt une punition divine, tantôt un effet naturel.
     Enfin, les pharisiens et les esséniens, chez les Juifs, admirent la créance d'un enfer à leur mode; ce dogme avait déjà passé des Grecs aux Romains, et fut adopté par les chrétiens.
     Plusieurs Pères de l'Église ne crurent point les peines éternelles: il leur paraissait absurde de brûler pendant toute l'éternité un pauvre homme pour avoir volé une chèvre. Virgile a beau dire dans son sixième chant de l'Énéide:

     . . . Sedet aeternumque sedebit
                 Infelix Theseus.

                              (Virgile, Énéide, vers 617 et 618.)

     Il prétend en vain que Thésée est assis pour jamais sur une chaise, et que cette posture est son supplice. D'autres croyaient que Thésée est un héros qui n'est point assis en enfer, et qu'il est dans les Champs-Élysées.
     Il n'y a pas longtemps qu'un bon et honnête ministre huguenot prêcha et écrivit que les damnés auraient un jour leur grâce, qu'il fallait une proportion entre le péché et le supplice, et qu'une faute d'un moment ne peut mériter un châtiment infini. Les prêtres, ses confrères, déposèrent ce juge indulgent; l'un d'eux lui dit: «Mon ami, je ne crois pas plus l'enfer éternel que vous; mais il est bon que votre servante, votre tailleur, et même votre procureur, le croient.»