B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A
           
  Voltaire
1694 - 1778
     
   


D i c t i o n n a i r e
p h i l o s o p h i q u e ,
p o r t a t i f


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     S E N S A T I O N .

     Les huîtres ont, dit-on, deux sens; les taupes, quatre; les autres animaux, comme les hommes, cinq: quelques personnes en admettent un sixième; mais il est évident que la sensation voluptueuse dont ils veulent parler se réduit au sentiment du tact, et que cinq sens sont notre partage. Il nous est impossible d'en imaginer par delà, et d'en désirer.
     Il se peut que dans d'autres globes on ait des sens dont nous n'avons pas d'idées; il se peut que le nombre des sens augmente de globe en globe, et que l'être qui a des sens innombrables et parfaits soit le terme de tous les êtres.
     Mais nous autres, avec nos cinq organes, quel est notre pouvoir? Nous sentons toujours malgré nous, et jamais parce que nous le voulons; il nous est impossible de ne pas avoir la sensation que notre nature nous destine, quand l'objet nous frappe. Le sentiment est dans nous, mais il ne peut en dépendre. Nous le recevons; et comment le recevons-nous? On sait assez qu'il n'y a aucun rapport entre l'air battu, et des paroles qu'on me chante, et l'impression que ces paroles font dans mon cerveau.
     Nous sommes étonnés de la pensée; mais le sentiment est tout aussi merveilleux. Un pouvoir divin éclate dans la sensation du dernier des insectes comme dans le cerveau de Newton. Cependant, que mille animaux meurent sous nos yeux, vous n'êtes point inquiets de ce que deviendra leur faculté de sentir, quoique cette faculté soit l'ouvrage de l'Être des êtres; vous les regardez comme des machines de la nature, nées pour périr et pour faire place à d'autres.
     Pourquoi et comment leur sensation subsisterait-elle quand ils n'existent plus? Quel besoin l'auteur de tout ce qui est aurait-il de conserver des propriétés dont le sujet est détruit? Il vaudrait autant dire que le pouvoir de la plante nommée sensitive, de retirer ses feuilles vers ses branches, subsiste encore quand la plante n'est plus. Vous allez sans doute demander comment, la sensation des animaux périssant avec eux, la pensée de l'homme ne périra pas. Je ne peux répondre à cette question, je n'en sais pas assez pour la résoudre. L'auteur éternel de la sensation et de la pensée sait seul comment il la donne, et comment il la conserve.
     Toute l'antiquité a maintenu que rien n'est dans notre entendement qui n'ait été dans nos sens. Descartes, dans ses romans, prétendit que nous avions des idées métaphysiques avant de connaître le téton de notre nourrice; une faculté de théologie proscrivit ce dogme, non parce que c'était une erreur, mais parce que c'était une nouveauté: ensuite elle adopta cette erreur, parce qu'elle était détruite par Locke, philosophe anglais, et qu'il fallait bien qu'un Anglais eût tort. Enfin, après avoir si souvent changé d'avis, elle est revenue à proscrire cette ancienne vérité, que les sens sont les portes de l'entendement. Elle a fait comme les gouvernements obérés, qui tantôt donnent cours à certains billets, et tantôt les décrient; mais depuis longtemps personne ne veut des billets de cette faculté.
     Toutes les facultés du monde n'empêcheront jamais les philosophes de voir que nous commençons par sentir, et que notre mémoire n'est qu'une sensation continuée. Un homme qui naîtrait privé de ses cinq sens serait privé de toute idée, s'il pouvait vivre. Les notions métaphysiques ne viennent que par les sens; car comment mesurer un cercle ou un triangle, si on n'a pas vu ou touché un cercle et un triangle? Comment se faire une idée imparfaite de l'infini, qu'en reculant des bornes? et comment retrancher des bornes sans en avoir vu ou senti?
     La sensation enveloppe toutes nos facultés, dit un grand philosophe. *)
     Que conclure de tout cela? Vous qui lisez et qui pensez, concluez.
 
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     *)
Condillac, Traité des Sensations, tome 2, p. 128.