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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Marceline Desbordes-Valmore
1786 - 1859
 


 






 



D o m e n i c a
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      Le prince d'Al. . .r, vieux seigneur romain, l'obsédait depuis plusieurs mois par des attentions ardentes, par de magnifiques présents qu'elle repoussait en vain, par mille moyens de persécution odieuse pour une jeune fille, dont la sagesse commandait le respect des plus jeunes et des plus présomptueux. D'abord, pour ce vieillard qui ne pouvait lui présenter que l'image d'un aïeul, elle s'était abstenue de l'excès de sa craintive réserve, ignorante qu'elle était des passions qui fermentent quelquefois sous des cheveux blancs. Bientôt elle ne sut où ni comment se sauver de cet odieux amour. Son maître, qu'elle appelait son père, ne la protégeait pas, et l'innocente restait en butte aux poursuites d'un vieillard qui la remplissait de dégoût et de terreur.

      - Qui se mettra donc entre elle et l'abîme? demandai-je à Fülle, qui me glissait, jour par jour, quelques mots de cette sourde guerre.

      - Il y a, dans le monde, quelqu'un qui l'aime sans le lui dire, me répartit Fülle avec le ton de conviction profonde qui me fit monter le rouge au visage. Le mot, qui l'aime, passa si près de mon coeur qu'il m'apprit mon secret à moi-même; le sien, qu'elle me découvrit sur l'heure, dissipa mes craintes sur sa jeune maîtresse; mais il me perça d'un sentiment que je n'avais jamais connu: Dieu me pardonne, c'était de la jalousie.

      - Vous la croyez donc sincèrement aimée? répliquai-je, par un instinct précoce des bizarreries du coeur. Faites plutôt qu'elle se sauve seule: une volonté à deux est un rare et doux miracle.

      - Le miracle s'y trouve, affirma-t-elle. Dieu n'a pas créé deux voix si belles pour ne pas les faire chanter ensemble.

      Cette réflexion fut une triste lumière. J'entendis le nom qu'elle ne me disait pas. Eh! quel homme de mon âge n'en eût été jaloux? Ce soir-là même je pénétrais, pour la premère fois dans la chambre de Domenica, j'aidais Fülle à rallumer une lampe qui brûlait toujours sous la madone d'argent et le portrait d'une femme dont les yeux me rappelaient ceux de sa fille. Ces deux gardiennes du logis étaient surchargées de guirlandes. Un ravissement douloureux accélérait mon pouls. J'étais ébloui; je n'avait jamais rien vu de pareil. Les rideaux légers du lit blanc de Domenica me semblaient de longues ailes d'anges, enveloppant de leurs plis le sommeil virginal de leur soeur. La lune, cette âme visible des nuits brûlantes de l'Italie, versait avec douceur son gaz argenté sur les arbustes de l'étroite fenêtre de Domenica, et je pleurais en moi-même d'apprendre qu'elle se fût choisi, déjà! un autre protecteur que la madone surmontant le portrait maternel. Je sentis bien à mon saisissement que je devinais l'objet bizarre sur lequel s'appuyait l'espoir de la pauvre femme pour sauver l'honneur de l'enfant. Ce fut alors surtout que je me trouvai le plus pauvre et le plus orphelin des hommes.

      - La vieille nourrice avait bien affaire de t'admettre dans cette chambre ardente, s'écria Karl, animé d'une indignation pudibonde. Il faut être démesurément vieille pour précipiter une âme de dix-huit ans au milieu des fleurs d'une jeune fille, et quasi sous ses rideaux; le soir encore!

      - Tes austérités sont moins innocentes que l'inadvertance de Fülle, répliqua Régis en souriant.

      Fülle n'était nullement dans le secret de mes soupirs; non qu'elle fût trop vieille pour avoir oublié son âme mais la sienne était aussi honnête que celle de Domenica. L'incident le plus simple m'avait fait pénétrer dans le temple de ma chaste divinité. Fülle ne savait pas former une lettre: tout ce qui ressortait de l'art de l'écriture dans cette maison, composée de trois personnes, était soigneusement enfermé chez Domenica. Piramonti fût mort plutôt que de tremper sa plume dans l'encre pour autre chose que pour signer un reçu d'argent. La nourrice n'avait, de sa vie, représenté son nom que par une croix; l'ange, harmonieux en toutes choses, maintenait donc seul l'ordre au milieu du désordre de ce croque-note échevelé. C'est elle qui formulait, signait et datait les billets de leurs concerts; elle en copiait admirablement bien les musiques; répondait avec une grâce exquise et une convenance parfaite aux belles duchesses, dont quelques-unes l'invitaient dans leurs fêtes avec l'espèce de: par ordre, qui s'échappe du faîte de ces hautes protections. Ce soir-là donc, la fidèle Allemande voulait écrire dans son village, pour la fête d'un frère invalide, auquel elle envoyait, chaque années, quatre sequins d'or, une fleur des champs, et la croix d'encre qui voulait dire son nom. Les quatre lignes que signait cette croix n'avaient pas plus varié depuis vingtcinq ans que le respect gardé par Fülle au vieux soldat sans solde, auquel j'écrivais pour elle:

      «Mon cher et glorieux frère

      Je me trouve encore en ce monde où je ne cesse de vous aimer. Je désire vous le prouver toujours comme aujourd'hui, par cette fleur que nous aimions ensemble il y a trente-cinq ans, par ces quatre sequins d'or que Dieu vous envoie: ils sont loyalement gagnés. Priez pour moi; mon coeur vous sourit.

      Votre fidèle soeur et servante».


      Secrétaire choisi cette fois pour ces quatre lignes bénies, j'y mis l'adresse, en bon allemand, sur un beau papier satiné, où je croyais sentir la pression des doigts de Domenica. Ce papier, couvert de symboles coloriés, à la manière italienne, devait, dans l'opinion de Fülle, réjouir son frère, auquel elle envoyait dévotieusement, chaque année le tiers de sa rente, pour le tabac que l'empereur refusait au vieux invalide. Ce qui doit, du reste, te rassurer un peu sur le danger que courait ma raison par la candeur de cette sainte femme, c'est que s'il y avait une flamme dans mon coeur, ma tête n'était pas allumée.

      C'est à ce propos qu'une jeune fille romaine m'honora longtemps et m'honore encore peut-être de la rancune la plus profonde: actif ou désoeuvré, je passais, dans mes courses, contre un marchand d'images, dont l'échoppe s'étalait derrière une vieille église que j'aimais. Quelques tableaux gisants par terre, sous les chapelets et les bénitiers pendillants à des cordes fixées en dehors de la croisée n'avaient attiré que peu mon attention. A peine m'étais-je aperçu que, derrière la fenêtre en ogive, dont quatre carreaux seulement étaient toujours essuyés avec soin, luisaient, comme de la lumière sombre, deux yeux italiens guettant le chaland et peut-être l'amour. Je me rappelais tout au plus que, depuis trois mois, je voyais, à quelque heure que ce fût et quelque temps qu'il fît, deux petites mains nonchalantes enfiler du corail et toujours du corail, dont l'usage est très répandu par toute l'Italie pour les colliers de femme et leurs chapelets inséparables.

      Ne me souciant de rien dans l'univers, puisque Domenica devait chanter ce soir même avec le ténor préféré, que m'importait de voir tout-à-coup jaillir hors de l'échoppe une jeunesse de quinze à seize ans, ronde, souple et vive, se posant droite devant moi, de manière à me barrer le chemin. Je crus devoir me détourner poliment afin de lui livrer un passage; mais elle gagna prestement le côté que je gagnais moi-même et recommença, pleine d'une volonté persévérante, à m'interdire la liberté de marcher ni en avant ni en arrière. Ce despotisme, mêlé des grâces de son âge, m'étonna; je crus qu'elle souhaitait me parler de quelque intérêt relatif à ses images, et je la regardai fixement, parcourant en artiste sérieux les lignes perdues de cet ovale arrondi, velouté comme un fruit. Après qu'elle eut attendu le temps raisonnable pour que je lui adressasse la parole, ce qui n'arriva pas, puisque je n'avais rien à lui dire, elle jeta tout d'un coup ses deux bras à l'entour de moi, attachant sur mes yeux les yeux les plus étranges que j'eusse vus jamais chez une femme; puis me dit d'une voix étouffée et mignarde:

      - Tu aimes donc bien ta Mamina?

      Je fus épouvanté de la responsabilité qu'une telle présomption assumait sur ma tête; dégageant avec un peu d'effort ses bras qui gênaient ma respiration, je me mis à courir à toutes jambes sans chercher à m'expliquer une méprise dont j'étais si peu coupable.

      J'aurais tort de dire qu'en la rencontrant bientôt triomphante au bras d'un jeune artiste français, le regard qu'elle me lança d'un bout de la rue à l'autre ne ressembla en rien à celui dont j'avais si mal entendu l'éloquence.

      Je ne pus me résoudre, durant bien des jours, à retourner au théâtre, où, malgré mon admiration pour Cataneo, le premier ténor de l'Italie, je n'avais plus que la peur de l'entendre applaudir avec Domenica. Ces paroles de Fülle: «Dieu n'a pas créé deux voix si-belles pour ne pas les unir ensemble» me revenaient sans cesse à l'esprit, et je me mis à réfléchir sur cet homme.

      Moins puissant sur la foule que la belle jeune fille, il avait joui plus longtemps de sa renommée; le bel âge avait fui pour lui. Quant à moi, je le trouvais fort laid: mais une science consommée, une méthode exquise rendaient encore sa réputation redoutable pour ceux qui soupiraient après la même gloire. Une sorte de camaraderie innocente résultait, entre Domenica et lui, de leurs emplois au théâtre et de leurs études au logis. Surveillés par Piramonti, qui, musicien comme Rodolphe, était entre eux le guide infaillible de la mesure, ils n'avaient fait que céder l'un et l'autre à ses instances et aux occasions, qu'il faisait naître, de rendre fréquentes leurs entrevues artistiques. Ni l'un ni l'autre ne voyaient glisser sur sa figure un sourire sardonique lorsqu'il les regardait chanter ensemble. Fülle s'en étonnait lorsque, ne m'épargnant pas le moindre coup de poignard, elle m'assurait que Domenica ne chantait jamais mieux qu'avec cet habile maître. C'était vrai.

      Depuis un an elle avait épuré son goût sur le sien, l'écoutant de l'âme et du regard. Je m'avouai, pour lors, la différence sensible de son expression, quand ces deux voix fraternelles s'emportaient d'un même essor dans les chefs-d'oeuvre de l'homme régnant aujourd'hui par toute l'Europe.

      Pour Cataneo, il restait à tel point enveloppé dans ses habitudes simples, négligées, peu sociables, qu'à son chant près, dont le charme était magique, même pour moi, qui ne l'aimais pas, qu'il toisait fièrement lorsqu'il me rencontrait dans la galerie, par la raison que j'étais Allemand, il me semblait l'homme le moins fait pour plaire et qui y prétendît le moins. La taille de ce rossignol humain était petite et lourde, sans grâce et sans souplesse, son visage terne et piqué de la petite vérole. Toutefois, son oeil triste et perçant, la blancheur de ses dents, admirablement rangées sous ses lèvres amincies, relevaient toute cette laideur, qu'on oubliait surtout quand sa voix turbulente appelait la voix cachée et d'abord timide de sa Desdemona. J'étais consterné de les voir couronner ensemble: il me semblait que les cris d'admiratiort de la foule les mariaient devant moi. Toutefois, une sorte de dignité mélancolique, ressortant du dédain même qu'il témoignait de ses succès, me forçait à lui payer une secrète estime.

      On avait plusieurs fois remarqué le regard plein de mépris qu'il lançait au vieux prince romain planté chaque soir devant sa loge attenante au théâtre. C'était de là que le riche impudique couvait des yeux la fleur qu'il ambitionnait de flétrir, tandis que le sévère ténor l'abritait en quelque sorte de l'ombre de son corps. Aussi rien dans la création ne paraissait-il plus monstrueusement haïssable au grand seigneur que l'oeil de faucon de l'artiste, sa moustache ironique, fine comme une plume de corbeau, et son nez aigu, planant toujours entre la lorgnette insolente du prince et le front blanc de l'orpheline.

      Par degrés, je m'avouai donc qu'il était vrai, qu'il était bien que le coeur de Domenica se fût retiré sous cette protection grave. Mais le jour où Fülle me fit cette confidence, j'oubliai que la veille je n'avais pas gagné de quoi manger. J'eus un mal de tête horrible, et je trouvai l'Italie sombre comme l'enfer . . . Que pouvais-je prétendre? J'avais dix-huit ans, et pas de pain.

      Quoique bien résolu de ne plus faire la moindre question à la nourrice, je ne pus m'empêcher de porter une attention plus ardente aux moindres indices des sentiments de Cataneo pour Domenica. Sans m'en douter moi-même, je me mis à l'espionner dans les rares occasions que j'avais de les observer ensemble. Je ne perdis pas celle que m'offrit je ne ne sais quelle fête populaire dans Rome, durant laquelle Domenica, sans la moindre parure, sans une fleur qui pût enhardir la volupté circulant autour d'elle, se tint en repos loin du tumulte, dans le frais intérieur de notre maison, où pas une âme n'était demeurée enfermée. Toutes les servantes étaient allées danser. Une seule camérière dormait sur un banc dans la cour ombragée de platanes, d'où l'on entendait le bruissement lointain des habitants qui se promenaient par les rues. La chaleur était excessive. Je m'en étais fait à moi-même un prétexte pour rester dans ma chambre. Ma chambre était plus belle ce jour-là pour moi que le palais pontifical, par la raison qu'à travers ses vitres plombées, ma vue tombait en plein sur la galerie où Fülle avait rangé quelques chaises contre l'appartement de sa maîtresse pour qu'elle y pût respirer l'air chargé des senteurs des hauts arbres de la cour. Je ne sais à quelle vierge du Guide ou de Titien on aurait pu trouver l'aspect plus adorablement vierge qu'à cette jeune fille immobile. Tous ceux qui ne la voyaient pas me paraissaient à plaindre. Au moment où je me félicitais de l'admirer seul dans l'absence de Cataneo, il apparut en haut de l'escalier, son chapeau sur les yeux, et s'assit posément sur l'une des chaises qui l'attendait peut-être, car il y en avait trois. Après une inclinaison lente de la tête, et sans la regarder, il demeura là rêveur, devant Domenica charmée, sans se douter le moins du monde que deux yeux étrangers plongeaient leurs rayons sur lui du fond d'une petite fenêtre; ma fenêtre était presque ensevelie sous les lianes enlacées au lierre qui les emportait jusqu'au toit dans ses ascensions opiniâtres. Là, ma tête blonde se confondait avec les pigeons, moins tristes que moi dans leur paisibles amours.

      - Tandis que vous reposiez ce matin, dit Cataneo, je suis allé voir la statue de marbre aux pieds divins.

      Domenica rougit et regarda vivement ses pieds à elle. Ils me parurent charmants, longs comme des pieds de madone. Elle n'en fut pas contente, car elle étendit sa robe pour les cacher entièrement.

      - O Satan! murmura faiblement Cataneo, qui n'avait pas eu l'air de remarquer ce mouvement féminin. Que fait la grandeur de vos pieds, signora, si vous marchez droit dans la bonne route? L'essentiel est que vous chantiez juste. Qui songe à vos pieds, mon Dieu! si votre voix et votre âme vous élèvent au rang des oiseaux?

      Après cette réprimande, Cataneo devint tout-à-fait taciturne. Se rappelait-il quelque vanité de cette folle espèce? On apprend ses fautes en découvrant celles des autres. Cette science est amère, qui révèle que le germe du mal est partout.

      - Je porterai des robes longues, dit avec un grand sérieux Domenica, qui prenait sans doute le silence de Cataneo pour l'assentiment que son pied n'avait pas l'honneur de lui plaire.

      - Vous ferez bien! répliqua sèchement le ténor.

      Il y avait un tel calme à l'entour de nous, qu'il me fut facile de saisir leurs moindres paroles. Elles montaient d'elles-mêmes jusqu'à mon oreille, et ces paroles étaient, en vérité, transparentes comme celles que les enfants échangent entre eux. Mais si le maintien du ténor me désarmait par sa douceur austère, le regard enchanté de Domenica, fixé sur lui comme une flamme, me poignait d'une angoisse indéfinissable. Un javelot ne m'eût pas atteint plus douloureusement, à ce point que je m'indignai bientôt de la contenance presque froide de l'Italien safrané, qui paraissait ne pas voir, ou qui s'efforçait peut-être de ne pas répondre à ce regard qui eût éveillé la mort.

      Présentement que je considère ces choses avec le poids de l'expérience (j'ai vingt-sept ans! Karl), il me paraît démontré que l'harmonieuse fille cédait, comme j'y cédais moi-même, avec plus de confiance sans doute, à l'entraînement qui porte un être simple et tendre à consoler celui qui souffre. Je l'aimais surtout parce qu'elle était malheureuse. Cataneo ne semblait pas plus satisfait de son sort. La charité prend, dans certaines âmes, un caractère de passion profonde. Pour moi, je le crois, il n'y a ni portes ni fenêtres qui puissent sauver une femme du danger de la pitié; elle est, chez presque toutes, plus tyrannique que l'amour. Celles que cette religion touche s'attachent à l'objet malheureux ou disgracié qui la leur inspire, comme les mères à leurs enfants chétifs ou contrefaits, dont elles deviennent idolâtres et jalouses.

      L'orgueil de quelques hommes serait bien abaissé, si le secret de l'ardente préférence qu'ils pensent ne devoir qu'à l'irrésistible séduction de leur esprit ou de leur personne leur était tout-à-coup dévoilé. Mais la femme est si ingénieuse à se le cacher à elle-même! Ces adorés pousseraient des cris d'indignation à la découverte du sentiment sublime qu'elles nient. Hélas ! ils n'en voudraient pas, tant c'est beau! Tu verras, dans le cours de ta vie, que rien n'est plus vain, plus dur, plus superbe avec sa maîtresse dévouée, qu'un homme affreux et mal bâti.

      Ici toutefois, ma remarque n'est relative qu'à la belle prima donna. Cataneo n'avait rien de cette fatuité féroce reconnue dans beaucoup d'autres laids. Domenica, comme les jeunes filles en ont la rage, par l'embarras même du silence, fut la première à lui adresser la parole.

      - Signor Cataneo, d'où vient-elle donc, cette fleur que vous enfermez là dans votre poitrine? Vous m'avez dit que l'odeur des roses fait mal à votre voix.

      Celle de Domenica prolongeait comme pour les caresser, toutes les syllabes de ce nom, qui me donnait sur les nerfs. Lui sourit tristement.

      - C'est vrai, mon enfant, répondit-il. Il y a longtemps que le parfum de cette fleur m'a fait mal.

      -Oh! alors . . . répliqua la timide curieuse, étendant ses deux mains comme pour demander la fleur; mais elle n'acheva pas. Sa pensée n'atteignit que mon coeur. Les paroles demeurèrent pour moi seul lisibles sur ses lèvres ouvertes, et je fus tenté de crier pour elle: êtes-vous sourd? donnez-la lui donc!

      - Voyez, Cataneo, comme le ciel est beau pour nous, si souvent enfermés au théâtre. Juliette n'eût-elle pas trouvé charmant ce doux fragment de lune, quand elle attendait Romeo? Voyez qu'il est fin et doré sur le ciel bleu d'ardoise; voyez! on dirait l'anneau brisé de Juliette. N'est-ce pas, Cataneo?

      - Fortuné Romeo! Juliette fidèle! soupira comme en lui-même le ténor sourcilleux, dont la voix parlée était déjà de la musique.

      - D'où vient donc cette fleur? reprit Domenica, interrompant un brûlant silence; voyons si elle vous a fait mal. O Cataneo! chantez, s'il vous plaît, à cette heure que Rome est en fête et nous heureux. Heureux, n'est-ce pas, de nous reposer de l'orchestre et de tout le monde? Faisons notre fête ici; chantez! Cette fois, ce sera pour nous seuls.

      Il baissa la tête en signe de condescendance, et se recueillit en regardant les platanes. Puis, éloignant encore plus sa chaise de Domenica, qui ne respira plus pour l'écouter, il commença l'inexplicable plainte qui me sembla plutôt sortir du ciel que d'une bouche humaine. Je ne m'en souviens pas dans sa grâce italienne; mais voici ce que j'en ai retenu:

D'un homme qui se meurt
Ecoute le dernier chant,
Et garde cette fleur fanée que je te laisse après moi:
C'est ce que j'ai de plus précieux.
En la revoyant, tu te ressouviendras peut-être
Du jour où tu me la laissas prendre à ton sein;
Alors symbole d'amour, à présent symbole de douleur,
Reprends donc cette fleur fanée,
Et que ton coeur n'oublie jamais,
Si ton coeur n'est pas le plus cruel du monde,
Comment cette fleur te fut ravie;
Et comment elle te fut rendue!


      Je crus voir la vie de Domenica couler dans deux grosses larmes qui glissaient de ses paupières fermées. Le chanteur paraissait si triste que je ne me sentis pour lors aucune résistance à compatir à une mélancolie qui ressemblait tant à la mienne. Pour lui, sans se douter du poison doux et subtil que répandait son souffle d'amour, il se leva plus taciturne encore, jeta par-dessus la galerie cette fleur enviée par une jeune fille pudique; après quoi, se rapprochant d'elle, ce personnage étrange lui dit avec une grande douceur:

      - Bon soir, Domenica. Vous dormirez bien cette nuit, vous! . . . puis descendit avec son inaltérable empire sur lui-même.

      Je respirais, moi, pauvre enfant jaloux: je l'aurais tué pourtant, car elle souffrait, et cette fois c'était lui qui la faisait souffir.

      Cet incident, assez simple au fond, m'avait donné la fièvre. Domenica ne bougeait non plus que la madone de marbre incrustée dans l'angle de la muraille. Le front serré contre les colonnettes de la galerie à travers lesquelles elle suivait le pas rêveur de Cataneo, elle vit qu'il ne se retourna point en franchissant le seuil. Ne pas se retourner, grand Dieu! pour entrevoir encore Domenica, Domenica le regardant peut-être! Les rayons d'amour qui filtraient jusqu'à lui par cette froide palissade à jour, ces rayons chastes comme les fils brillants de l'été que les enfants appellent les cheveux de la vierge, où allaient-ils? Hélas! où ils ne voulaient pas aller; dans un coeur jeune comme le sien, ému du sien, dont elle ne soupçonnait pas le voisinage. L'amour, vois-tu, c'est souvent comme cela; il n'arrive presque jamais à son adresse. Celui de Domenica du moins était trop charmant pour qu'un ange ne l'emportât pas sur son aile, parce que Dieu, peut-être, voulait le garder pour lui seul.

      Cataneo fut à peine disparu sans espoir, qu'elle bondit hors de sa chaise. Penchée à mi-corps sur la galerie qu'elle embrassait, elle tint ses beaux yeux attachés sur le pavé de la cour, y cherchant, sans nul doute, quelque amoureuse vision de jeune fille. J'avais son âge et du malheur, je la compris: glisser plutôt que descendre de mon grenier solitaire, ramasser cette rose fanée, remonter, haletant, la lui rendre, ne me prit que l'espace d'une seconde. Mon action ne fut pas jugée, mais sentie par cette fille sincère. Elle me regarda avec saisissement: son visage s'était coloré de pudeur et . . . d'amitié, je crois! car reculant jusque dans sa chambre par un mélange d'étonnement et d'adorable joie de l'amour compris:

      - Doux Allemand! dit-elle à Fülle; et je me crus aux cieux de l'avoir vue sourire. N'eussé-je été bon qu'à faire naître ce sourire, n'était-ce pas avoir vécu? N'était-elle pas, elle, un hymne du ciel dont mon âme n'en a gardé que l'écho? Seigneur! Seigneur! pourquoi pas la réunion?

      - Et Catherine? demanda Karl à l'oreille de Régis.

      - Oh! Catherine, répondit son ami, ses yeux me rappellent la voix de Domenica. Puis il se tut quelque temps, parce qu'il pleurait.

      - Je l'avais donc vue sourire, cette pauvre belle! La voix bruyante et vide de Piramonti fit envoler l'enchantement. Piramonti toujours armé d'une cravache et d'un bouquet ramenait de force Cataneo, qui s'en défendait presque avec humour et dédain, devinant sans doute d'où venaient ces fleurs adulatrices! Moi aussi, je le devinais; mais il n'y avait pas de danger qu'elles prissent place contre le coeur de Domenica: il était tout gardé par une seule rose. Moi, du moins, je la lui avais donnée, et j'y trouvais un triomphe amer.

      Allez au diable, cria Piramonti, fier de son message, et qui n'avait pu retenir Cataneo. Vous sortez toujours en entrant, comme une âme en peine. Bien du plaisir: il n'y a plus personne sur le Cours. Hum! nonchalant, qui va se promener au lieu de vocaliser, grommela-t-il en montant.

      Le jour commençait à tomber. J'allais, comme souvent demeurer sans lumières; pourtant nulle curiosité ne m'attirait sur les places de Rome, si belles à parcourir le soir. Je n'aurais admis que toi dans le tumulte silencieux de mes peines, contraint à museler ainsi ma jeunesse et mon âme. Je dessinai dans la demi-teinte le groupe inoubliable qui venait de poser devant moi.

      Tandis que Piramonti se faisait apporter des glaces et du vin qu'il mêlait ensemble, usurpant alors cette galerie si poétique peu de minutes auparavant, la cloche d'une église voisine tinta tout-à-coup et fit ruisseler l'Angelus sur les toits. Presque aussitôt je vis descendre et sortir Domenica, suivie de Fülle; tandis que le musicien, mécontent de l'accueil fait au bouquet titré, achevait de s'enivrer seul dans le crépuscule. Par un attirement que nulle raison ne me forçait de combattre, je m'enhardis à suivre ces deux femmes voilées. Je n'avais aucune mauvaise pensée. Mais où allait Domenica, par un jour de grande fête, vêtue si simplement qu'on aurait pu la croire déguisée à dessein? Pour moi, je mis mon habit splendide, c'est-à-dire le moins usé des deux que je possédais encore. Ne pouvais-je pas, au besoin, servir de défenseur à Domenica? Cette idée me fit relever la tête. Je résolus de faire bientôt des statues pour les vendre en retour de quelque manteau moins court que le mien, que je n'osais plus mettre; car j'avais beaucoup grandi depuis ce présent de mon cher maître Ephrenus.

      L'art est mêlé parfois à des goûts bien frivoles! bien doux aussi quand l'artiste est jeune. Mais mon âge avait beau faire: ma sérénité ne dépendait plus de lui ni de moi-même; j'apprenais à haïr, et j'avais dix-huit ans! Déjà je n'étais plus tenté, comme naguères, d'arrêter tout-à-coup le premier passant, ainsi que je fis à Vienne, pour m'écrier: «Ah ! monsieur, que je vous aime!» Déjà je me ressouvenais tristement de cet homme surpris, me demandant: «Vous m'aimez? pourquoi donc, monsieur?» Hélas! je n'avais plus à lui repartir: «Parce que j'existe en même temps que vous, mon cher passant, et que c'est bien beau d'exister!» Puis le quitter, en lui disant en toute vérité: «Adieu, mon ami.»

      Déjà je m'étais trompé. J'avais vu l'amour dans les yeux de Domenica, qui ne me regardait pas. J'en conservais à l'âme une image ardente, mais cette image était comme celle du soleil pour qui ne l'aurait vu que dans un miroir: il m'éblouissait sans me donner la vie. Cataneo seul avait reçu le soleil en face, et, chose étrange, il n'en avait pas été brûlé. Voyait-il donc sans émotion toute la jeunesse romaine s'élancer au-devant de Domenica pour lui jeter de l'amour et des louanges ? Par quelle fatalité l'étoile seule du chanteur reculait-elle devant le jeune astre qui la cherchait? . . . Et moi, qui crois adoucir une plaie mal guérie par l'effort de dire une fois tout mon coeur au tien, je me reproche déjà cette indiscrète consolation; je devais pour toujours renfermer en moi cette espèce de chapelle ardente qui brûle ma mémoire, où personne ne la voit. Ah! si les femmes souffrent ainsi dans leur silencieux purgatoire, je les plains; mais qu'elles ne pensent pas qu'elles seules naissent pour souffrir: je peux attester qu'à cet égard nous sommes bien leurs frères!

      - Si tu racontes jamais ces choses à Catherine, dit Karl, tu ne te plaindras pas au moins d'être son frère.

      Ce nom régénéra les traits souffrants de Régis.

      - Me préserve le ciel d'éveiller une douleur dans Catherine, répondit-il sérieusement. N'ayant rien à redouter du présent ni de l'avenir (si j'en ai un!), elle se prendrait à la jalousie du passé, et je ne lui causerai jamais une peine volontaire. De pareilles confidences sont presque des ruines en amour. Prends garde à tes paroles, si tu viens à aimer. Il en est, en amour surtout, qui ne se réparent pas. Ce tyran des riens justifie les faits coupables avec des paroles; mais les actions les plus dévouées ou les plus sublimes ne peuvent, dans de certains esprits, justifier un mot. Catherine ne comprendrait pas que dès ce temps-là, peut-être, je la pressentais; que j'avais besoin d'elle quand je pleurais l'Allemagne dans Rome, Rome, qui allait me consumant et m'ignorant comme Domenica. Que n'aurais-je pas donné de tous les biens de ce monde, que je ne devais jamais posséder, pour ressaisir dans mes bras vides et fiévreux l'un de nos arbres couverts de givre dont le tronc glacé eût étanché les brûlantes avidités de mon coeur! Où n'aurais-je pas couru pour entendre nos grands chênes bruire et siffler dans l'air leurs chansons d'orage? J'y rêvais beaucoup sous les inexorables nuits gris de fer de Rome, ces nuits immobiles, étincelantes d'étoiles, qui toutes lançaient un dard excitant au fond de mes insomnies enflammées. Cher ami! ne va pas là seul et pauvre et soupirant pour la gloire, si quelque laurier préservateur ne t'a pas encore couvert le front. A Rome, la foudre invisible est partout. L'homme y rampe déchiré par les ronces de la misère. Le gazon de sauge où j'enfonçais ma tête et que je mordais de mes dents indignées, exhalait des senteurs si amères et si pénétrantes; des myriades de cigales infatigables criaient tant de joie et d'amour heureux à mes oreilles, et j'avais en moi tant d'amour triste à réprimer, mon Dieu! que souvent, l'âme tendue vers votre ciel, d'où je ne voyais descendre que les flèches dévorantes du soleil, je me suis trouvé plus à plaindre, plus indigent, plus seul, plus ignorant et plus sevré qu'au temps où je chantais aux passants le Noël de l'enfant étranger. Qu'avais-je appris depuis lors, demi-insensé, demi-innocent? Dans mes nouveaux abandons, quel philosophe ou quel savant docteur eût osé me dire que l'homme est né pour être heureux?

      Pourtant, le soir où j'avais si peu de raison de le croire, tout en rêvant et marchant, je vis avec un bonheur inespéré Fülle et Domenica gagner l'église de la Trinité-des-Monts. Sous leurs longues mantilles tombant jusqu'aux pieds, elles étaient méconnaissables, sinon pour moi qui ne les perdais pas de vue. A travers les colonnes du vaste escalier, où le soir étendait son ombre, la forme légère de la soeur de Ninio montant lentement les marches, pour lors invisibles, était pour moi comme une colombe s'enlevant doucement à son nid. C'est ainsi qu'elle m'apparaissait toujours sous quelque symbole divin, sous quelque image naïve. Tu verras comment elle les a toutes réalisées.

      L'humble habit blanc de Domenica, s'immobilisant contre un pilier de marbre noir, me servit d'indice: je m'en approchai autant que possible, afin de me prosterner à son côté. Les flots d'encens formaient dans l'église une sorte de brouillard propice au désir que j'avais de n'être pas vu d'elle; ce bonheur passager me semblait une si grande témérité! Le sentiment d'une dévotion profonde me gagna, quand je crus entendre pleurer Domenica durant les prières du prêtre, dites longtemps à voix basse, pleine d'un grave mystère qui troublait beaucoup celui de ma conscience. Nous étions alors dans une demi-nuit que teignaient faiblement les rayons de la lune à travers les vitraux. Après un temps, le mot lume! lume! circula lentement dans l'église où plusieurs enfants, habillés de bleu comme les anges, se glissèrent parmi les rangs pour y distribuer de petits cierges qu'ils vendaient au nom des pauvres. Fülle en prit deux, qu'elle alluma dans un moment donné; elle en offrit un à Domenica, qui le tint devant son voile baissé jusque sur les dalles. Ses yeux, à travers l'épaisse dentelle, ne quittaient pas l'autel de marbre aux mille figurines sculptées et illuminées qui la tenaient dans l'admiration. Ses idées de jeune fille allaient s'y répandre, parfumées comme des violettes.

      J'avais été, par bonheur, assez riche pour acheter le cierge qu'un enfant venait de m'offrir, et je me sentais guidé par cette flamme comme si je m'en allais à Dieu sur les pas d'une vierge. Tout-à-coup l'autel s'éteignit; toutes les petites lueurs furent soufflées en même temps: l'église devint morne, plongée dans une obscurité dont la magie triste ne saurait se décrire. On eût cru que nous étions tous morts par un ordre inattendu de ce Dieu qui venait de nous inonder de lumière. Mon inquiétude était extrême sur ce que devait ressentir Domenica. D'étranges superstitions sillonnaient mon cerveau que le silence et l'encens exaltaient, et ma tristesse devenait folle. Je ne sais combien dura cet obscur vertige; mais il me sembla que j'étais demeuré là deux ans de ma vie: c'était une de ces profondeurs d'où elle ne croit plus revenir, et qui l'isole de tout autre sentiment.

      A la fin, le mot: lume! lume! frôla de nouveau mes oreilles; un enfant descendu de l'autel ralluma précipitamment mon cierge; Domenica, qui tendait au hasard le sien à la même résurrection, rencontra naturellement ma lumière où se ralluma la sienne, et nous nous trouvâmes vis-à-vis l'un de l'autre, éclairés de ces pâles reflets, pâles nous-mêmes à nous attendrir de pitié, elle pour moi, moi pour elle.

      - Tu m'étouffes de cette jeune fille! cria Karl, interrompant Régis. Tu as donc souffert tous les maux dans cette ville, où tu vivais quatre fois méconnu? J'ai honte, vraiment, de mon bien-être d'alors. C'était bien à moi de ne manquer de rien, sous mon soleil moins âpre et sous mes neiges natales, quant tu manquais de tout, toi, même de retour dans une telle amitié. Pour Dieu, Fleigel, tu me dois le dernier mot de cette aventure; l'idée que je m'en fais tenaille trop mon coeur. Durant tant de jours perdus dans tes inutiles contemplations, dis: de quoi vivais-tu, mon Régis?

      Les doux yeux gris de Régis se mirent à sourire en s'humectant de tendresse; il prit les mains de Karl et les pressa contre sa poitrine malade.

      La preuve la plus incontestable que je ne suis pas mort d'une telle vie, c'est que me voilà, dit-il, te regardant, charmé, sur ma parole, de t'avoir revu, mon pauvre frère. Si je te suis revenu frêle et maigre après cette lutte contre le sort, je ne m'en plains pas; je suis ainsi plus près de mon âme; elle n'a pas à me reprocher davantage le fardeau de ma richesse; l'argent m'a toujours aimé si peu, que s'il entre dans mes poches à force de travail, il les quitte aussitôt par aversion. C'est une vieille rancune, et je l'aide de bon coeur à sortir de ma surveillance. Tant d'autres autour de moi meurent d'amour pour cette sotte chose, ou de son besoin réel que si j'en avais, je n'en aurais pas.

      Puisque nous sommes à feuilleter ensemble tous ces riens qui tuent l'homme, arrêtons-nous sur un des plus brûlants à exhumer du passé, reliquaire dont rien ne s'efface, quoi qu'on en dise.

      Un jour, je me sentis plus las que jamais d'avoir couru Rome et ses faubourgs pour le recouvrement arriéré de quelques travaux. Je venais de frapper inutilement chez un riche avare. Il me devait la traduction d'un manuscrit grec, imprimé pompeusement depuis peu, sous son nom. Qu'à cela ne tienne! Ce savant distrait, auquel mon vieux maître Ephrenus m'avait ardemment recommandé, était parti pour sa villa sans laisser d'ordre d'acquitter mon encre et mon papier, et j'en étais demeuré consterné devant sa porte.

      En descendant au fond de ma bourse, je m'avouai qu'il m'était interdit de prendre ma place accoutumée à la table d'hôte, bien que de second ordre, où, jour par jour, je payais régulièrement mon repas. Je passai donc, le moins visible possible devant la salle commune, afin que personne ne s'aperçût de mon infraction au festin quotidien. Le maître d'hôtel, garçon intelligent, nommé Guiseppe, après le coup-d'oeil prompt qui distingue tous les maîtres d'hôtel du monde, me poursuivit familièrement, la serviette au bras, escaladant quatre à quatre les escaliers que je franchissais comme si j'eusse été pourchassé par tous les soldats du pape pour quelque sacrilège.

      - Il signor Tedesco n'honore point le repas de sa présence? me demanda Giuseppe, arrondissant le bras à travers une fenêtre pour m'indiquer la table mise en bas. Sa mine inquisitive me fit monter le sang au visage: elle scrutait mon jeûne jusqu'au creux de mon estomac.

      - Vous le voyez bien! répliquai-je du ton le plus calme que je pus appeler au secours de mon orgueil; j'ai dîné de bonne heure, et splendidement chez un compatriote.

      Ma dignité se crut sauvée. Je ne pus intercepter, toutefois, le regard perçant qu'il insinuait pour ainsi dire au fond de ma poche, moins somptueuse que mes paroles: il y découvrit un petit pain grossier gonflant mon habit noir soigneusement boutonné. Le sourire qu'il réprima en parcourant ma figure, redevenue pâle, n'avait rien d'offensant, car ce sourire était triste, sans vouloir le paraître.

      - Je vais donc ôter un couvert, résuma-t-il en se grattant le front. Et il descendit avec lenteur, tandis que je montais valeureusement, charmé de jeûner sans témoin. Après avoir partagé mon pain entre ma vie et le nettoiement d'une copie à l'estompe de la Charité d'Andrea del Sarte, n'y voyant plus au travail, n'ayant point de lampe pour le prolonger, je saluai le Ciel, et je m'endormis.

      Le lendemain Fülle me regarda d'un air étrange. Je fis le distrait, et je sifflai une ronde allemande pour détourner son inquiétude. Quel apprenti d'amour n'aimerait mieux être mort que soupçonné du crime d'être plus pauvre que son idole?

      Pour éviter l'invitation obsessive de Giuseppe, je ne rentrai, le lendemain, qu'à la nuit close. Un chevrier, sur le mont Esquilin, m'avait donné, pour si peu! de quoi étancher la soif qui me perçait.
 
 
 
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