BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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I.

Le Petit Malade.

 

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En 1854, vers le milieu d'avril, par une claire après-mid, la voiture qui fait le service des voyageurs entre Guérande et le Pouliguen s'arrêtait à l'entrée du port. Une jeune dame en descendit la première, puis un petit garçon qu'elle reçut dans ses bras, puis la femme de chambre qui l'accompagnait. Pâle, chétif et languissant, le petit garçon paraissait n'avoir que cinq ans, bien qu'en réalité il en [8] eût plus de six.

 

 

La jeune dame était en deuil; l'air de tristesse répandu sur son doux visage en disait encore plus que la couleur de ses vêtements. Les bagages que le voiturier déchargeait sur le quai indiquaient assez qu'elle ne venait pas au Pouliguen pour y passer seulement quelques heures. En effet, à peine arrivée, elle s'occupa sur-le-champ à chercher dans le village un logement qui lui convînt pour un séjour de plusieurs mois. Elle ne se montrait pas exigeante: deux pièces lui suffisaient, pourvu que celle où elle habiterait avec son fils fût vaste, aérée, en plein soleil, ouverte sur la mer. Elle trouva facilement ce qu'elle cherchait, et s'installa, sans plus tarder, chez de bonnes gens, dans la maison d'une famille de pêcheurs.

La chambre qu'elle occupait au-dessus [9] du rez-de-chaussée, quoique réunissant toutes les conditions voulues, était, on peut le croire, un gîte fort modeste. Elle l'eut bientôt appropriée à ses goûts. Les femmes en général ont l'instinct de l'arrangement et savent, comme les oiseaux, se faire un joli nid avec un peu de crin, de mousse et de duvet. Elle avait entouré de rideaux blancs et frais le lit où son fils dormait auprès d'elle, posé des rideaux de perse à chaque fenêtre, jeté sur le carreau une natte de joncs, couvert d'un de ses châles, en guise de tapis, la table grossière sur laquelle elle rangeait ses livres, ses coffrets, ses boîtes à ouvrage et tous ses objets de toilette. Déjà les coquillages et les algues marines, les galets arrondis et veinés de noir ou de rose qu'elle avait ramassés sur la grève, les premières fleurs du printemps [10] qu'elle avait cueillies le long de la côte ou dans les fentes des rochers, meublaient les tablettes rustiques d'une étagère improyisée. Son existence était réglée, ses habitudes étaient prises. Elle passait presque toutes ses journées au grand air avec le petit Marc qu'elle emmenait toujours avec elle, et qu'elle accoutumait peu à peu au hâle, aux fortes brises, aux éclaboussures de la vague, aux tièdes ondées du ciel. Il fallait un bien gros temps pour la retenir au logis. Le plus souvent, à marée basse, elle allait s'asseoir dans une des anses du rivage, et, pendant que le cher petit être, si délicat, si frêle, si débile, s'aventurait sur les récifs, elle brodait ou faisait de la tapisserie, sans le perdre de vue un seul instant et tout en l'excitant de la voix. Lorsqu'il n'en pouvait plus et qu'il semblait demander grâce, elle [11] se levait, l'enveloppait tout entier dans un châle ou dans une mante, le couchait sur le sable chauffé par le soleil et, lui faisant un oreiller de sa poitrine, le berçait, l'endormait sur son coeur. Plus d'une fois on la vit rentrer au village avec ce doux fardeau dans ses bras. La nuit venue, elle accommodait elle-même le lit de l'enfant, et demeurait à son chevet jusqu'à ce qu'il eût clos ses paupières. Dès lors elle s'appartenait. Assise devant sa table, elle se mettait à écrire, et, durant des heures entières, la plume courait sans fatigue sur le papier. Elle épanchait ainsi, dans une muette confidence, ses craintes, ses espoirs et les tendresses dont son âme était pleine. Tel était le train d'existence que Mme Henry menait au Pouliguen. Les habitants du port ne savaient de sa destinée que ce qu'ils [12] en voyaient; ils ne désiraient point en savoir davantage: les gens qui travaillent ne sont pas curieux. D'ailleurs, j'ai hâte de le dire, il n'y avait aucun mystère dans la vie de cette jeune femme: une vie si pure n'avait rien à cacher.