BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[243]

XX.

Le Miracle.

 

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En se retrouvant chez elle, après un long évanouissement, Mme Henry put se demander un instant si elle n'avait pas rêvé les scènes effroyables qu'elle venait de traverser. Tout respirait autour d'elle l'ordre et la paix accoutumés. Tous les objets familiers étaient à leur place, ses ouvrages d'aiguille, les livres qu'elle aimait, la lampe qui avait brûlé toute la nuit, les jouets du petit Marc, le volume de [244] contes ouvert à la page qu'il n'avait pas achevé de lire. Un gai soleil d'automne entrait à pleins rayons dans ce réduit où rien n'était changé. EIle demeura quelque temps immobile, promenant çà et là un regard inquiet, effaré. A la vue du lit, dont les rideaux étaient restés fermés, elle se leva tout d'une pièce, et, foudroyée par le souvenir de la réalité, elle s'évanouit de nouveau entre les bras de sa femme de chambre et de son hôtesse, qui ne la quittaient pas. Quand elle reprit ses sens pour la seconde fois, le curé était seul auprès d'elle. Il lui tenait les mains, et il priait: il priait en silence la Mère des douleurs, le Dieu des affligés.

Elle était calme, l'oeil sec, la voix ardente, sans attendrissement sur ellemême, sans révolte contre sa destinée. On eût dit que la foudre, en la frappant, [245] avait tari ses yeux et mis son coeur en poudre. Tout d'abord, elle voulut savoir dans les moindres détails ce qui s'était passé, comment son fils avait gravi la roche, comment il était parvenu jusqu'au dernier plateau, comment il avait été emporté; enfin, comment les autres avaient été retrouvés et sauvés.

«Dites, dites, monsieur le curé. Je veux tout savoir, je peux tout entendre.»

Le curé, d'une voix hésitante, raconta ce qu'il avait appris. Elle l'écoutait avidement, avec une sorte de volupté farouche, et ne l'interrompant que par ces mots: «Pauvre petit! pauvre petit!» qui s'échappaient à chaque instant de ses lèvres.

«Ainsi, dit-elle, c'est fini, il est mort. Tous les autres sont revenus: lui seul ne reviendra jamais! Eh bien, [246] monsieur le curé, je vais vous avouer une chose: je n'ai que ce que je mérite. Dieu m'a punie, et il a bien fait. J'étais une mauvaise mère. Ce que je vous dis là est la vérité. J'avais déjà perdu deux enfants. Ils étaient morts entre mes bras, mes deux premiers-nés! J'avais reçu leur dernier souffle. Je les avais ensevelis de mes mains. Je devais passer ma vie à les pleurer. Au bout de quelques années, je les avais oubliés presque. Marc les remplaçait dans mon coeur. J'étais fière de sa beauté, je m'enivrais de ma tendresse. Je ne pensais plus aux deux autres. Quelques jours encore, et mon mari venait nous retrouver. Nous nous étions quittés dans la tristesse; nous nous réunissions dans la joie. Non, voyez-vous, j'étais trop heureuse! Je n'avais pas le droit d'être heureuse à ce point. Dieu [247] m'a châtiée: je ne me plains pas.»

Elle parla longtemps avec une volubilité fiévreuse. Elle allait jusqu'à s'accuser d'avoir manqué de vigilance dans l'accomplissement de ses devoirs envers le petit Marc.

«C'est moi qui l'ai perdu, disait-elle; c'est par ma faute qu'il est mort. Le ciel ne m'avait pas épargné les avertissements. Cette mer qu'il aimait, j'en avais peur, elle m'épouvantait. Quelque chose me criait là qu'elle ne l'attirait que pour le dévorer. J'aurais dû veiller à toute heure, et je me suis endormie lâchement!»

Pas un sanglot, pas une larme, mais des étouffements, des angoisses fréquentes, et aussi des retours passagers d'égarement et de folie.

«Ne faisons pas de bruit, parlons bas. Ils dorment là tous trois. J'ai fermé les rideaux de peur que [248] le grand jour ne les incommodât. Legoff les a retrouvés sur le plateau de la Roche aux Mouettes. Ils sont très fatigués. Quand ils se réveilleront, je vous les montrerai. L'aîné s'appelle Armand; le second, Alfred; le troisième, c'est le petit Marc. Vous verrez comme ils sont beaux tous trois!»

Ce n'était ni Bossuet ni Massillon que le curé du bourg de Batz; mais les longs pleurs qui coulaient sur ses joues flétries étaient plus éloquents qu'un sermon.

«Madame, lui dit-il enfin, je suis bien vieux. Pendant le cours de ma longue vie, j'ai vu de près beaucoup d'infortunes; je n'en ai pas vu qui fût comparable à la vôtre. Vous êtes certainement la créature la plus digne de pitié que j'aie rencontrée dans cette vallée de larmes. Le monde ne peut rien pour vous; appuyez-vous sur la [249] main qui vous frappe, elle est la seule qui puisse vous secourir. Dieu ne vous châtie pas, il vous éprouve. Il vous marque du sceau de son élection. Ce n'est pas tout, ma fille. Ne perdez pas de vue qu'il vous reste encore des devoirs à remplir ici-bas: vous êtes une épouse chrétienne. Votre mari n'est pas moins à plaindre que vous; aujourd'hui plus que jamais, il a besoin de votre dévouement.

– Oui, c'est vrai, vous avez raison. C'était sa vie que cet enfant. Il ne faut pas qu'il vienne! il faut l'empêcher de venir! Je vais lui écrire, je vais le préparer… mais que dire, mon Dieu? Aidez-moi! je suis folle.»

Elle cherchait de quoi écrire. En rassemblant ses papiers épars, elle mit la main sur un pli venu par la poste, et qui était là depuis la veille. [250]

Elle déchira l'enveloppe et lut le billet que voici:

Paris, 14 septembre.

«Je n'y tiens plus! Tu l'as dit, les affaires ne sont pas la grande affaire de la vie. O chers aimés, seules joies de mon coeur, je vais donc enfin vous retrouver! Ma femme, mon enfant, je vais vous presser dans mes bras! Il n'y a que vous au monde, doux trésors! il n'y a que vous, tout le reste n'est rien. Je pars demain, par l'express du soir. Ces quelques mots ne me précéderont que d'un jour. Je suis tout simplement le plus heureux des hommes; il n'est pas de bonheur qui puisse égaler le mien.

«H.»

«Monsieur le curé, dit-elle, emmenez-moi. Il est parti, il vient, il [251] sera ici dans une heure! Que voulez-vous que je lui dise? qu'il n'a plus d'enfant, que son fils est mort! son fils qu'il m'avait confié, son fils que j'avais promis de lui rendre! C'est impossible! Dieu n'exige pas que je dise cela. Emmenez-moi, ou plutôt demeurez. Oui, demeurez, par grâce, par pitié! Je reviendrai quand il m'appellera. Vous êtes bon, monsieur le curé, vous savez parler au coeur des malheureux. Dites-lui que je vis, que j'aurai la force de vivre. Nous vivrons l'un pour l'autre, avec l'espoir de retrouver, dans une autre existence, les êtres chéris que nous avons perdus.»

En achevant ces dernières paroles, elle avait senti son coeur se détendre.

Elle passa rapidement son mouchoir sur ses yeux, et, se rajustant avec précipitation, elle allait s'élancer hors de la chambre, quand tout [251] à coup on entendit le roulement d'une voiture sur le quai.

C'était la voiture de Guérande.

Elle voulut s'enfuir: elle avait ses pieds vissés au plancher.

La voiture s'était arrêtée.

Un bruit de pas montait dans l'escalier.

Elle s'affaissa sur elle-même et se cacha la figure dans ses mains.

Le curé s'était levé et regardait la porte. La porte s'ouvrit brusquement, M. Henry parut sur le seuil.

Il ne savait rien: il arrivait joyeux.

«Va-t'en! va-t'en!» s'écria-t-elle sans oser relever la tête.

Elle ne put en dire davantage: sa voix se brisa dans un sanglot.

«Du courage, monsieur! dit le curé; Dieu vous éprouve encore une fois. Du courage… pour vous… pour elle!» [252]

M. Henry se tenait sur le pas de la porte, l'oeil hagard, les traits bouleversés.

«Marc! s'écria-t-il d'une voix déchirante.

– Marc! répéta-t-il en se précipitant vers le lit de son fils.

– Marc!» cria-t-il une dernière fois en écartant les rideaux par un geste désespéré.

Il y avait sur la couverture quelque chose d'enveloppé dans un châle.

Au troisième appel, plus retentissant encore que les deux autres, le châle se mit à remuer, et ce qu'il y avait d'enveloppé dans ses plis sauta au cou de M. Henry en disant:

«Bonjour, petit père!»