BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

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[291]

XXIV.

La Vocation.

 

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A l'exemple de tous les parents, M. et Mme Henry se préoccupaient déjà de l'état que Marc embrasserait. En ne consultant que leur raison et leur ambition personnelle, tous deux auraient aimé à ce qu'il prît un jour la direction de leurs affaires, et certes, en cela, ils faisaient preuve d'un bon sens bien rare. Loin de regarder le commerce comme une condition inférieure, ils le tenaient en grande estime; [292] ils y voyaient un débouché autrement fécond que celui, par exemple, des fonctions publiques, et ne pensaient pas que le comptoir d'un magasin, où s'asseyent l'honneur et la probité, fût moins digne de considération que le bureau d'un ministère. Quoiqu'ils eussent là-dessus des idées très-nettes et très-arrêtées, ils s'étaient fait d'avance une loi de laisser leur fils entièrement libre de choisir les occupations de sa vie; mais comme celui-ci paraissait envisager du même oeil toutes les carrières et qu'il ne témoignait de préférence marquée pour aucune, on pouvait croire que, le moment venu, il se rendrait sans résistance aux voeux de sa famille. Tel était le rêve que M. et Mme Henry caressaient en secret. L'heure approchait où ils allaient se réveiller tous deux en face de la réalité: quel réveil! [293]

Marc venait d'accomplir sa seizième année. La saison des vacances touchait à sa fin: il l'avait passée à la campagne, assez tristement. Ce jeune homme n'était plus le même; un grand changement s'était fait en lui. Bien qu'il aimât ses parents d'une tendresse passionnée, il se dérobait à leurs caresses et recherchait la solitude. Le plus souvent, en leur présence, il se montrait silencieux et songeur. Était-ce déjà les premières brumes qui s'élèvent au matin de la vie? La mère l'avait interrogé à plusieurs reprises, et toujours en vain.

«Qu'as-tu, mon enfant? disait-elle; car tu as quelque chose. On n'est pas ainsi à ton âge. Que s'est-il passé. que se passe-t-il? Ouvre-moi ton coeur Je veux tout savoir.»

Il avait été vingt fois sur le point de parler, et vingt fois il avait renfoncé [294] dans sa poitrine le secret qui voulait en sortir.

Les deux époux s'étaient promis d'avoir, avant la fin des vacances, un entretien avec leur fils au sujet de son avenir. Un soir, après dîner, ils étaient tous trois réunis au salon. Affaissé sur lui-même, abîmé dans ses réflexions, Marc se taisait: sa mère l'observait avec inquiétude.

«Eh bien, Marc, dit tout à coup M. Henry, puisque tu juges à propos d'être sérieux avant le temps, soyons graves, je le veux bien, et parlons de choses sérieuses. Tu as seize ans révolus, cher fils, c'est l'âge où les goûts et les inclinations se révèlent, où l'esprit s'agite et cherche sa voie, où commence à poindre le pressentiment de la carrière que nous embrasserons plus tard. Le choix d'un état devant influer sur toute [295] notre existence, il n'est jamais trop tôt pour y penser, il convient de s'y préparer longuement. Entrevois-tu dans l'avenir une position qui t'attire plutôt qu'une autre? Que désires-tu faire après avoir terminé tes études?»

Il partit de là pour passer en revue les différents états qui se présentent à l'entrée de la vie sociale, l'administration, les ponts et chaussées, la magistrature, le barreau, toutes les professions libérales, et à chaque question qu'il adressait à Marc, Marc répondait invariable­ment:

«Non, père, ce n'est pas là ce qui m'attire.

– Ainsi, toutes les carrières te sont également indifférentes, tu ne te sens entraîné vers aucune? De toutes les voies ouvertes à l'intelligence et à l'activité de l'homme, le commerce n'est pas, tant s'en faut, celle que [296] j'estime le moins. Te déplairait-il d'y entrer? Eprouverais-tu de la répugnance à prendre un jour la direction de nos affaires, le gouvernement de notre maison?

– Non, certes, répondit Marc, et je croirais m'honorer en suivant le chemin où mon père a marché. C'est celui que je choisirais… si je n'étais fatalement poussé vers d'autres destinées,» ajouta-t-il d'une voix défaillante.

A cette révélation inattendue, Mme Henry frissonna comme si elle eût été mordue au coeur par le pressentiment de la vérité; toutes les angoisses, toutes les terreurs du passé, ainsi que des spectres menaçants, venaient de se dresser devant elle.

De son côté, M. Henry n'était pas médiocrement étonné. «Je ne te comprends pas, dit-il. [297] Si tu as une vocation, pourquoi nous en avoir fait un mystère? D'où vient que tu hésites à nous en confier le secret? Notre tendresse t'est bien connue pourtant; elle ne date pas d'hier, elle a seize ans, juste ton âge.»

Marc regarda tour à tour son père et sa mère, puis il prit sa tête entre ses mains, et on entendit qu'il pleurait.

Mme Henry était devenue blanche comme une morte.

«Ah! malheureux enfant, tu veux être marin.

– Marin! répéta le père avec stupeur. –

Oui, il veut nous quitter. Voilà son ambition!

– Tu veux nous quitter, Marc? Tu veux nous quitter, mon ami? Parmi tant de carrières qui pouvaient assurer [298] ton bonheur et le nôtre, tu choisis celle qui doit te séparer de nous! Tu t'ennuies donc dans ta famille? Nous n'avons donc pas su nous faire aimer de toi? Dis, comment fallait-il s'y prendre? Tu étais tout pour nous, nous n'avions que toi seul au monde, et tu vas nous laisser vieillir dans la tristesse et dans l'abandon!»

Ce ne fut pendant quelques instants qu'un bruit de larmes et de sanglots.

Enfin Marc se leva.

Il attira dans ses bras son père et sa mère, et les pressant tous deux sur sa poitrine:

 

 

«Ne pleure pas, maman, ne pleure pas, mon père: je ne vous quitterai jamais. Ma véritable vocation, je le sens à cette heure, est de vivre près de vous en vous chérissant.»

Cet incident, qui semblait terminé, devait laisser des traces profondes. [299]

Marc avait repris le cours de ses études; mais il s'en fallait beaucoup que le ménage eût retrouvé le calme et la sérénité. Dans le trouble de leur conscience, M. et Mme Henry s'interrogeaient avec anxiété. Si la vocation de Marc était sérieuse, avaient-ils le droit d'en accepter le sacrifice? En l'acceptant, n'avaient-ils pas cédé à un mouvement de tendresse égoïste et coupable? Étaient-ils sûrs de n'avoir pas consulté leur bonheur plutôt que le sien? Étaient-ils bien sûrs de n'avoir pas abusé d'un moment de surprise et d'attendrissement pour détourner, pour absorber à leur profit la destinée de ce jeune homme? Ils se demandaient s'il était du devoir absolu des enfants de s'immoler à la famille, ou si, au contraire, ce n'était pas le rôle des parents de s'immoler à leurs enfants. Mme Henry surtout, qui avait [300] vu naître la vocation de son fils, et qui, à présent qu'elle s'en rendait compte, savait par quelles racines cette vocation lui tenait au coeur, Mme Henry vivait en proie aux perplexités les plus cruelles. Marc, les jours de sortie, apportait chez lui un visage heureux et souriant; mais la mère ne s'y trompait pas, et, sous ces apparences de résignation facile, elle devinait la contrainte et l'effort. Elle ne se lassait pas de l'observer avec une inquiète sollicitude, et, à chaque sortie nouvelle, elle lui trouvait les yeux plus battus, le front plus pâle, ies joues plus amaigries.

Les choses en étaient là, lorsqu'un soir de novembre, à la veillée, ils reçurent la visite du préfet des études de Sainte-Barbe. Des rapports d'intimité existaient entre eux, aussi cette visite n'avait-elle rien qui dût les [301] étonner; mais après une cordiale poignée de main échangée de part et d'autre:

 

 

«Mes bons amis, dit M. Guérard, j'accomplis un devoir en venant vous trouver. Il s'agit de votre fils. Je ne dois pas vous cacher plus longtemps qu'il nous donne à tous de graves inquiétudes. Il s'attriste de plus en plus, sa santé s'altère, ses études en souffrent. La cause de ce changement, vous la connaissez aussi bien que moi. Il est temps, je crois, de prendre un parti. Voilà bien des années que je vis au milieu de la jeunesse; rien de ce qui la touche ne m'est étranger. J'ai vu se développer autour de moi beaucoup de vocations, j'en ai dirigé quelques-unes, je n'en ai pas rencontré de plus impérieuse que celle de la mer. Il y a là un charme, une fascination, un entraînement fatal, [302] contre lequel toutes les résistances viennent se briser. Je sais que Marc, dans un élan de tendresse qui ne me surprend pas, vous a sacrifié généreusement ses goûts et ses instincts; mais, quoique loyal et sincère, le sacrifice n'en a pas été moins terrible, et il en garde au coeur une blessure qui pourrait bien ne jamais se guérir. Songez-y, la chose en vaut la peine. C'est assumer une lourde responsabilité que de s'opposer à la vocation d'un jeune homme, quand cette vocation, honorable d'ailleurs, se manifeste par des symptômes aussi violents que ceux dont nous sommes témoins. N'est-il pas à craindre qu'embrassant une carrière contre son gré, il n'y réussisse point, et, le cas échéant, n'auriez-vous pas à vous reprocher ses fautes ou ses malheurs? Je ne me dissimule pas ce qu'il peut [303] y avoir de douloureux pour des parents bons et affectueux comme vous l'êtes, à voir leur unique enfant choisir un état qui le condamne à vivre constamment loin de sa famille; mais, convenons-en, les parents qui se flattent de vieillir entourés de leurs enfants se font en général de douces illusions. Sans doute, en cédant aux désirs de Marc, vous vous préparez dans l'avenir bien des chagrins, mais aussi bien des joies. Il y aura les départs, il y aura aussi les retours. Vos chagrins seront des déchirements, mais vos joies seront des ivresses. Il n'est rien en ce monde qui n'ait ses perfections; l'absence, le plus grand des maux, a les siennes. Cette vie d'émotions sans cesse renouvelées échappe aux froissements journaliers, aux attiédissements inévitables; elle élargit les horizons de l'âme humaine [304] et n'en découvre que les grands côtés; elle permet aux affections de conserver cette vivacité, cette saveur, ce duvet printanier qui résistent trop rarement à une longue habitude du toit domestique. J'ai constaté qu'il n'y a pas de fils plus tendres, plus aimables que nos jeunes marins. Quant à la carrière en elle-même, je n'en vois point qui ait plus de grandeur; c'est déjà l'indice certain d'une nature peu commune que de se sentir emporté vers elle. Voilà, mes bons amis, ce que je tenais à vous dire. Réfléchissez, consultez-vous. Il m'a semblé que l'avenir de votre fils était en péril; j'ai fait mon devoir en vous avertissant.»

Le même soir, en présence de M. Guérard, l'immolation fut consommée dans un transport d'amour et de douleur. Dès le lendemain, sans [305] quitter Sainte-Barbe, Marc entrait à l'école préparatoire pour la marine. Il ne se rendit qu'après un long débat, et, à la résistance qu'il opposa d'abord, on aurait pu voir en lui une victime que des parents obstinés sacrifient à leur intérêt personnel. Marc touchait presque à la limite d'âge, et n'avait plus même une année entière pour se préparer aux examens qui devaient lui ouvrir ou lui fermer l'école navale: il allait accomplir en quelques mois des prodiges d'intelligence, de travail et de volonté.

Avec quelle effrayante rapidité les échéances que nous redoutons viennent fondre sur notre tête! On a devant soi des mois et des ans, il semble que les dates fatales n'arriveront jamais; elles se précipitent et se succèdent comme des coups de foudre. On comptait sur un déraillement de la [306] destinée: à l'heure dite, le train entre en gare. Marc passa ses examens, fut admis au Borda, en sortit deux années après, sans qu'un fétu de paille eût entravé la marche des choses; on eût dit que tout cela s'était fait en un jour, par enchantement.

Et maintenant qu'il est parti, maintenant qu'il navigue à travers les océans lointains, les deux autres comptent les semaines, attendent les courriers, et se préparent à vieillir au coin de leur feu solitaire. C'est fini des joies de la maison. Il n'est plus là, il s'en est allé, celui qui par sa seule présence égayait la table et peuplait le foyer! Ils acceptent leur sort et le supportent sans se plaindre. Il est surtout une pensée qui les relève et les soutient: ils aiment à se dire, ils se disent avec orgueil que leur fils a préféré aux jouissances [30] d'une vie facile la gloire et les travaux d'une carrière aventureuse, qu'il sert déjà son pays, qu'il est appelé à le servir un jour avec honneur, et qu'enfin, quelles que soient les rencontres que lui ménage la fortune, il ne sera jamais le dernier au devoir et au dévouement.

Et, dans leurs prières, ils demandent au Dieu tout-puissant qui l'a déjà sauvé des flots, de laisser sa main étendue sur lui et de le tenir en sa sainte garde.

Sèvres, 31 mars 1870.