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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Guillaume Apollinaire
Les Mamelles de Tirésias
 


 






 




A c t e  I I
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Au même endroit, le même jour, au moment du coucher du soleil. Le même décor orné de nombreux berceaux où sont les nouveau-nés. Un berceau est vide auprès d'une bouteille d'encre énorme, d'un pot à colle gigantesque, d'un porteplume démesuré et d'une paire de ciseaux de bonne taille.

[Chœurs]


Scène première


Le peuple de Zanzibar, le mari

L e  m a r i
Il tient un enfant dans chaque bras. Cris continus d'enfants sur la scène, dans les coulisses et dans la salle pendant toute la scène ad libitum. On indique seulement quand, et où ils redoublent
Ah! c'est fou les joies de la paternité
40049 enfants en un seul jour
Mon bonheur est complet
Silence silence
Cris d'enfants au fond de la scène
Le bonheur en famille
Pas de femme sur les bras
Il laisse tomber les enfants
Silence
Cris d'enfants sur le côté gauche de la salle
C'est épatant la musique moderne
Presque aussi épatant que les décors des nouveaux peintres
Qui florissent loin des Barbares
À Zanzibar
Pas besoin d'aller aux ballets russes ni au Vieux-Colombier
Silence silence
Cris d'enfants sur le côté droit de la salle
Grelots

Il faudrait peut-être les mener à la baguette
Mais il vaut mieux ne pas brusquer les choses
Je vais leur acheter des bicyclettes
Et tous ces virtuoses
Iront faire
Des concerts
En plein air
Peu à peu les enfants se taisent, il applaudit
Bravo bravo bravo
On frappe
Entrez


Scène deuxième


Les mêmes, le journaliste parisien

L e  j o u r n a l i s t e
Sa figure est nue, il n'a que la bouche. Il entre en dansant
Accordéon

Hands up
Bonjour Monsieur le mari
Je suis correspondant d'un journal de Paris

L e  m a r i
De Paris
Soyez le bienvenu

L e  j o u r n a l i s t e
fait le tour de la scène en dansant
Les journaux de Paris au mégaphone ville de l'Amérique
Sans mégaphone
Hourra
Un coup de revolver, le journaliste déploie le drapeau américain
Ont annoncé que vous avez trouvé
Le moyen pour les hommes
De faire des enfants
Le journaliste replie le drapeau et s'en fait une ceinture

L e  m a r i
Cela est vrai

L e  j o u r n a l i s t e
Et comment ça

L e  m a r i
La volonté Monsieur elle nous mène à tout

L e  j o u r n a l i s t e
Sont-ils nègres ou comme tout le monde

L e  m a r i
Tout cela dépend du point de vue où l'on se place
Castagnettes

L e  j o u r n a l i s t e
Vous êtes riche sans doute
Il fait un tour de danse

L e  m a r i
Point du tout

L e  j o u r n a l i s t e
Comment les élèverez-vous?

L e  m a r i
Après les avoir nourris au biberon
J'espère que ce sont eux qui me nourriront

L e  j o u r n a l i s t e
En somme vous êtes quelque chose comme une fille-père
Ne serait-ce pas chez vous instinct paternel maternisé

L e  m a r i
Non c'est cher Monsieui tout à fait intéressé
L'enfant est la richesse des ménages
Bien plus que la monnaie et tous les héritages
Le journaliste note
Voyez ce tout petit qui dort dans son berceau
L'enfant crie. Le journaliste va le voir sur la pointe des pieds
Il se prénomme Arthur et m'a déjà gagné
Un million comme accapareur de lait caillé
Trompette d'enfant

L e  j o u r n a l i s t e
Avancé pour son âge

L e  m a r i
Celui-là Joseph l'enfant crie est romancier
Le journaliste va voir Joseph
Son dernier roman s'est vendu à 600 000 exemplaires
Permenez que je vous en offre un
Descend un grand livre-pancarte à plusieurs feuillets sur lesquels on lit au premier feuillet:

QUELLE CHANCE!
ROMAN

L e  m a r i
Lisez-le à votre aise

Le journaliste se couche, le mari tourne les autres feuillets sur lesquels on lit à raison d'un mot par feuillet

UNE DAME QUI S'APPELAIT CAMBRON

L e  j o u r n a l i s t e
se relève et au mégaphone
Une dame qui s'appelait Cambron
Il rit au mégaphone sur les quatre voyelles: a, é, i, o

L e  m a r i
Il y a cependant là une manière polie de s'exprimer

L e  j o u r n a l i s t e
sans mégaphone
Ah! ah! ah! ah!

L e  m a r i
Une certaine précocité

L e  j o u r n a l i s t e
Eh! eh!

L e  m a r i
Qui ne court point les rues

L e  j o u r n a l i s t e
Hands up

L e  m a r i
Enfin tel qu'il est
Le roman m'a rapporté
Près de 200 000 francs
Plus un prix littéraire
Composé de 20 caisses de dynamite

L e  j o u r n a l i s t e
se retire à reculons
Au revoir

L e  m a r i
N'ayez pas peur elles sont dans mon coffre-fort à la banque

L e  j o u r n a l i s t e
All right
Vous n'avez pas de fille

L e  m a r i
Si fait celle-ci divorcée
Elle crie. Le journaliste va la voir
Du roi des pommes de terre
En reçoit une rente de 100 000 dollars
Et celle-ci (elle crie) plus artiste que quiconque à Zanzibar
Le journaliste s'exerce à boxer
Récite de beaux vers par les mornes soirées
Ses feux et ses cachets lui rapportent chaque an
Ce qu'un poète gagne en cinquante mille ans

L e  j o u r n a l i s t e
Je vous félicite my dear
Mais vous avez de la poussière
Sur votre cache-poussière
Le mari sourit comme pour remercier le journaliste qui tient le grain de poussière à la main
Puisque vous êtes si riche prêtez-moi cent sous

L e  m a r i
Remettez la poussière
Tous les enfants crient. Le mari chasse le journaliste à coups de pied. Celui-ci sort en dansant


Scène troisième


Le peuple de Zanzibar, le mari

L e  m a r i
Eh oui c'est simple comme un périscope
Plus j'aurai d'enfants
Plus je serai riche et mieux je pourrai me nourrir
Nous disons que la morue produit assez d'œufs en un jour
Pour qu'éclos ils suffisent à nourrir de brandade et d'aïoli
Le monde entier pendant une année entière
N'est-ce pas que c'est épatant d'avoir une nombreuse famille
Quels sont donc ces économistes imbéciles
Qui nous ont fait croire que l'enfant
C'était la pauvreté
Tandis que c'est tout le contraire
Est-ce qu'on a jamais entendu parler de morue morte dans la misère
Aussi vais-je continuer à faire des enfants
Faisons d'abord un journaliste
Comme ça je saurai tout
Je devinerai le surplus
Et j'inventerai le reste
Il se met à déchirer avec la bouche et les mains des journaux, il trépigne. Son jeu doit étre très rapide
Il faut qu'il soit apte à toutes les besognes
Et puisse écrire pour tous les partis
Il met les journaux déchirés dans le berceau vide
Quel beau journaliste ce sera
Reportage articles de fond
Et cœtera
Il lui faut un sang puisé dans l'encrier
Il prend la bouteille d'encre et la verse dans le berceau
Il lui faut une épine dorsale
Il met un énorme porte-plume dans le berceau
De la cervelle pour ne pas penser
Il verse le pot à colle dans le berceau
Une langue pour mieux baver
Il met les ciseaux dans le berceau
Il faut encore qu'il connaisse le chant
Allons chantez
Tonnerre


Scène quatrième


Les mêmes, le fils

Le mari répète: «une, deux!» jusqu'à la fin du monologue du fils. Cette scène se passe très rapidement

L e  f i l s
se dressant dans le bercrau
Mon cher papa si vous voulez savoir enfin
Tout ce qu'ont fait les aigrefins
Faut me donner un petit peu d'argent de poche
L'arbre d'imprimerie étend feuilles et feuilles
Qui vous claquent au vent comme des étendards
Les journaux ont poussé faut bien que tu les cueilles
Fais-en de la salade à nourrir tes moutards
Si vous me donnez cinq cents francs
Je ne dis rien de vos affaires
Sinon je dis tout je suis franc
Et je compromets père sœurs et frères
J'écrirai que vous avez épousé
Une femme triplement enceinte
Je vous compromettrai je dirai
Que vous avez volé tué donné sonné barbé

L e  m a r i
Bravo voilà un maître chanteur
Le fils sort du berceau

L e  f i l s
Mes chers parents en un seul homme
Si vous voulez savoir ce qui s'est passé hier soir
Voici
Un grand incendie a détruit les chutes du Niagara

L e  m a r i
Tant pis

L e  f i l s
Le beau constructeur Alcindor
Masqué comme les fantassins
Jusqu'à minuit joua du cor
Pour un parterre d'assassins
Et je suis sûr qu'il sonne encore

L e  m a r i
Pourvu que ce ne soit pas dans cette salle

L e  f i l s
Mais la Princesse de Bergame
Epouse demain une dame
Simple rencontre de métro
Castagnettes

L e  m a r i
Que m'importe est-ce que je connais ces gens-là
Je veux de bonnes informations qui me parlent de mes amis

L e  f i l s
Il fait remuer un berceau
On apprend de Montrouge
Que Monsieur Picasso
Fait un tableau qui bouge
Ainsi que ce berceau

L e  m a r i
Et vive le pinceau
De l'ami Picasso
O mon fils
À une autre fois je connais maintenant
Suffisamment
La journée d'hier

L e  f i l s
Je m'en vais afin d'imaginer celle de demain

L e  m a r i
Bon voyage
Exit le fils


Scène cinquième


Le peuple de Zanzibar, le mari

L e  m a r i
Celui-ci n'est pas réussi
J'ai envie de le déshériter
À ce moment arrivent des radios-pancartes

OTTAWA
INCENDIE ÉTABLISSEMENTS J. C. B. stop 20 000 POÈMES EN PROSE CONSUMÉS stop PRÉSIDENT ENVOIE CONDOLÉANCES

ROME
H. NR. M. T. SS. DIRECTEUR VILLA MÉDICIS ACHÈVE PORTRAIT SS

AVIGNON
GRAND ARTISTE G.. RG. S BRAQUE VIENT INVENTER PROCÉDÉ CULTURE INTENSIVE DES PINCEAUX

VANCOUVER RETARDÉ DANS LA TRANSMISSION
CHIENS MONSIEUR LÉAUT..D EN GRÉVE

L e  m a r i
Assez assez
Quelle fichue idée j'ai eue de me fier à la Presse
Je vais être dérangé
Toute la sainte journée
Il faut que ça cesse
Au mégaphone
Allô allô Mademoiselle
Je ne suis plus abonné au téléphone
Je me désabonne
Sans mégaphone
Je change de programme pas de bouches inutiles
Économisons économisons
Avant tout je vais faire un enfant tailleur
Je pourrai bien vêtu aller en promenade
Et n'étant pas trop mal de ma personne
Plaire à mainte jolie personne


Scène sixième


Les mêmes, le gendarme

L e  g e n d a r m e
Il paraît que vous en faites de belles
Vous avez tenu parole
40 050 enfants en un jour
Vous secouez le pot-de-fleurs

L e  m a r i
Je m'enrichis

L e  g e n d a r m e
Mais la population Zanzibarienne
Affamée par ce surcroît de bouches à nourrir
Est en passe de mourir de faim

L e  m a r i
Donnez-lui des cartes ça remplace tout

L e  g e n d a r m e
Où se les procure-t-on?

L e  m a r i
Chez la cartomancienne

L e  g e n d a r m e
Extra-lucide

L e  m a r i
Parbleu puisqu'il s'agit de prévoyance


Scène septième


Les mêmes, la cartomancienne

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Elle arrive du fond de la salle. Son crâne est éclairé électriquement
Chastes citoyens de Zanzibar me voici

L e  m a r i
Encore quelqu'un
Je n'y suis pour personne

L a  c a r t o m a n c i e n n e
J'ai pensé que vous ne seriez pas fâchés
De savoir la bonne aventure

L e  g e n d a r m e
Vous n'ignorez pas Madame
Que vous exercez un métier illicite
C'est étonnant ce que font les gens
Pour ne point travailler

L e  m a r i
au gendarme
Pas de scandale chez moi

L a  c a r t o m a n c i e n n e
à un spectateur
Vous Monsieur prochainement
Vous accoucherez de trois jumeaux

L e  m a r i
DéjÀ la concurrence

U n e  d a m e
(spectatrice dans la salle)
Madame la Cartomancienne
Je crois bien qu'il me trompe
Vaisselle cassée

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Conservez-le dans la marmite norvégienne
Elle monte sur la scène, cris d'enfants, accordéon
Tiens une couveuse artificielle

L e  m a r i
Seriez-vous le coiffeur coupez-moi les cheveux

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Les demoiselles de New-York
Ne cueillent que les mirabelles
Ne mangent que du jambon d'York
C'est là ce qui les rend si belles

L e  m a r i
Ma foi les dames de Paris
Sont bien plus belles que les autres
Si les chats aiment les souris
Mesdames nous aimons les vôtres

L a  c a r t o m a n c i e n n e
C'est-à-dire vos sourires

T o u s
en chœur
Et puis chantez matin et soir
Grattez-vous si ça vous démange
Aimez le blanc ou bien le noir
C'est bien plus drôle quand ça change
Suffit de s'en apercevoir
Suffit de s'en apercevoir

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Chastes citoyens de Zanzibar
Qui ne faites plus d'enfants
Sachez que la fortune et la gloire
Les forêts d'ananas les troupeaux d'éléphants
Appartiennent de droit
Dans un proche avenir
À ceux qui pour les prendre auront fait des enfants
Tous les enfants se mettent à crier sur la scène et dans la salle. La cartomancienne fait les cartes qui tombent du plafond. Puis les enfants se taisent
Vous qui êtes si fécond


L e  m a r i  e t  l e  g e n d a r m e
Fécond fécond

L a  c a r t o m a n c i e n n e
au mari
Vous deviendrez 10 fois milliardaire
Le mari tombe assis par terre

L a  c a r t o m a n c i e n n e
au gendarme
Vous qui ne faites pas d'enfants
Vous mourrez dans la plus affreuse des débines

L e  g e n d a r m e
Vous m'insultez
Au nom de Zanzibar je vous arrête

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Toucher une femme quelle honte
Elle le griffe et l'étrangle. Le mari lui tend une pipe

L e  m a r i
Eh! fumez la pipe Bergère
Moi je vous jouerai du pipeau
Et cependant la Boulangère
Tous les sept ans changeait de peau

L a  c a r t o m a n c i e n n e
Tous les sept ans elle exagère

L e  m a r i
En attendant je vais vous livrer au commissaire
Assassine

T h é r è s e
se débarrassant de ses oripeaux de cartomancienne
Mon cher mari ne me reconnais-tu pas

L e  m a r i
Thérèse ou bien Tirésias
Le gendarme ressuscite

T h é r è s e
Tirésias se trouve officiellement
A la têté de l'Armée à la Chambre À l'Hôtel de Ville
Mais sois tranquille
Je ramène dans une voiture de déménagement
Le piano le violon l'assiette au beurre
Ainsi que trois dames influentes dont je suis devenu l'amant

L e  g e n d a r m e
Merci d'avoir pensé à moi

L e  m a r i
Mon général mon député
Je me trompe Thérèse
Te voilà plate comme une punaise

T h é r è s e
Qu'importe viens cueillir la fraise
Avec la fleur du bananier
Chassons à la Zanzibaraise
Les éléphants et viens régner
Sur le grand cœur de ta Thérèse

L e  m a r i
Thérèse

T h é r è s e
Qu'importe le trône ou la tombe
Il faut s'aimer ou je succombe
Avant que ce rideau ne tombe

L e  m a r i
Chère Thérèse il ne faut plus
Que tu sois plate comme une punaise
Il prend dans la maison un bouquet de ballons et un panier de balles
En voici tout un stock

T h é r è s e
Nous nous en sommes passés l'un et l'autre
Continuons

L e  m a r i
C'est vrai né compliquons pas les choses
Allons plutôt tremper la soupe

T h é r è s e
Elle lâche les ballons et lance les balles aux spectateurs
Envolez-vous oiscaux de ma faiblesse
Allez nourrir tous les enfants
De la repopulation

T o u s
en chœur
Le peuple de Zanzibar danse en secouant des grelots

Et puis chantez matin et soir
Grattez-vous si ça vous démange
Aimez le blanc ou bien le noir
C'est bien plus drôle quand ça change
Suffit de s'en apercevoir

Rideau
 
 
 
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