BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Marcel Proust

1871 - 1922

 

Les Plaisirs et les jours

 

La confession d'une jeune fille

 

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un dîner en ville

 

 

 

«Mais, Fundanius, qui partageait

avec vous le bonheur de ce repas?

je suis en peine ne le savoir.»

Horace

 

 

I

 

Honoré était en retard; il dit bonjour aux maîtres de la maison, aux invités qu'il connaissait, fut présenté aux autres et on passa à table. Au bout de quelques instants, son voisin, un tout jeune homme, lui demanda de lui nommer et de lui raconter les invités. Honoré ne l'avait encore jamais rencontré dans le monde. Il était très beau. La maîtresse de la maison jetait à chaque instant sur lui des regards brûlants qui signifiaient assez pourquoi elle l'avait invité et qu'il ferait bientôt partie de sa société. Honoré sentit en lui une puissance future, mais sans envie, par bienveillance polie, se mit en devoir de lui répondre. Il regarda autour de lui. En face deux voisins ne se parlaient pas: on les avait, par maladroite bonne intention, invités ensemble et placés l'un près de l'autre parce qu'ils s'occupaient tous les deux de littérature. Mais à cette première raison de se haïr, ils en ajoutaient une plus particulière. Le plus âgé, parent – doublement hypnotisé – de M. Paul Desjardins et de M. de Vogüé, affectait un silence méprisant à l'endroit du plus jeune, disciple favori de M. Maurice Barrès, qui le considérait à son tour avec ironie. La malveillance de chacun d'eux exagérait d'ailleurs bien contre son gré l'importance de l'autre, comme si l'on eût affronté le chef des scélérats au roi des imbéciles. Plus loin, une superbe Espagnole mangeait rageusement. Elle avait sans hésiter et en personne sérieuse sacrifié ce soir-là un rendez-vous à la probabilité d'avancer, en allant dîner dans une maison élégante, sa carrière mondaine. Et certes, elle avait beaucoup de chances d'avoir bien calculé. Le snobisme de Mme Fremer était pour ses amies et celui de ses amies était pour elle comme une assurance mutuelle contre l'embourgeoisement. Mais le hasard avait voulu que Mme Fremer écoulât précisément ce soir-là un stock de gens qu'elle n'avait pu inviter à ses dîners, à qui, pour des raisons différentes, elle tenait à faire des politesses, et qu'elle avait réunis presque pêle-mêle. Le tout était bien surmonté d'une duchesse, mais que l'Espagnole connaissait déjà et dont elle n'avait plus rien à tirer. Aussi échangeait-elle des regards irrités avec son mari dont on entendait toujours, dans les soirées, la voix gutturale dire successivement, en laissant entre chaque demande un intervalle de cinq minutes bien remplies par d'autres besognes: «Voudriez-vous me présenter au duc? – Monsieur le duc, voudriez-vous me présenter à la duchesse? – Madame la duchesse, puis-je vous présenter ma femme?» Exaspéré de perdre son temps, il s'était pourtant résigné à entamer la conversation avec son voisin, l'associé du maître de la maison. Depuis plus d'un an Fremer suppliait sa femme de l'inviter. Elle avait enfin cédé et l'avait dissimulé entre le mari de l'Espagnole et un humaniste. L'humaniste, qui lisait trop, mangeait trop. Il avait des citations et des renvois et ces deux incommodités répugnaient également à sa voisine, une noble roturière, Mme Lenoir. Elle avait vite amené la conversation sur les victoires du prince de Buivres au Dahomey et disait d'une voix attendrie: «Cher enfant, comme cela me réjouit qu'il honore la famille!» En effet, elle était cousine des Buivres, qui, tous plus jeunes qu'elle, la traitaient avec la déférence que lui valaient son âge, son attachement à la famille royale, sa grande fortune et la constante stérilité de ses trois mariages. Elle avait reporté sur tous les Buivres ce qu'elle pouvait éprouver de sentiments de famille. Elle ressentait une honte personnelle des vilenies de celui qui avait un conseil judiciaire, et, autour de son front bien-pensant, sur ses bandeaux orléanistes, portait naturellement les lauriers de celui qui était général. Intruse dans cette famille jusque-là si fermée, elle en était devenue le chef et comme la douairière. Elle se sentait réellement exilée dans la société moderne, parlait toujours avec attendrissement des «vieux gentilshommes d'autrefois». Son snobisme n'était qu'imagination et était d'ailleurs toute son imagination. Les noms riches de passé et de gloire ayant sur son esprit sensible un pouvoir singulier, elle trouvait des jouissances aussi désintéressées à dîner avec des princes qu'à lire des mémoires de l'Ancien Régime. Portant toujours les mêmes raisins, sa coiffure était invariable comme ses principes. Ses yeux pétillaient de bêtise. Sa figure souriante était noble, sa mimique excessive et insignifiante. Elle avait, par confiance en Dieu, une même agitation optimiste la veille d'une garden-party ou d'une révolution, avec des gestes rapides qui semblaient conjurer le radicalisme ou le mauvais temps. Son voisin l'humaniste lui parlait avec une élégance fatigante et avec une terrible facilité à formuler; il faisait des citations d'Horace pour excuser aux yeux des autres et poétiser aux siens sa gourmandise et son ivrognerie. D'invisibles roses antiques et pourtant fraîches ceignaient son front étroit. Mais d'une politesse égale et qui lui était facile, parce qu'elle y voyait l'exercice de sa puissance et le respect, rare aujourd'hui, des vieilles traditions, Mme Lenoir parlait toutes les cinq minutes à l'associé de M.Fremer. Celui-ci d'ailleurs n'avait pas à se plaindre. De l'autre bout de la table, Maie Fremer lui adressait les plus charmantes flatteries. Elle voulait que ce dîner comptât pour plusieurs années, et, décidée à ne pas évoquer d'ici longtemps le trouble-fête, elle l'enterrait sous les fleurs. Quant à M. Fremer, travaillant le jour à sa banque, et, le soir, traîné par sa femme dans le monde ou retenu chez lui quand on recevait, toujours prêt à tout dévorer, toujours muselé, il avait fini par garder dans les circonstances les plus indifférentes une expression mêlée d'irritation sourde, de résignation boudeuse, d'exaspération contenue et d'abrutissement profond. Pourtant, ce soir, elle faisait place sur la figure du financier à une satisfaction cordiale toutes les fois que ses regards rencontraient ceux de son associé. Bien qu'il ne pût le souffrir dans l'habitude de la vie, il se sentait pour lui des tendresses fugitives, mais sincères, non parce qu'il l'éblouissait facilement de son luxe, mais par cette même fraternité vague qui nous émeut à l'étranger à la vue d'un Français, même odieux. Lui, si violemment arraché chaque soir à ses habitudes, si injustement privé du repos qu'il avait mérité, si cruellement déraciné, il sentait un lien, habituellement détesté, mais fort, qui le rattachait enfin à quelqu'un et le prolongeait, pour l'en faire sortir, au-delà de son isolement farouche et désespéré. En face de lui, Mme Fremer mirait dans les yeux charmés des convives sa blonde beauté. La douce réputation dont elle était environnée était un prisme trompeur au travers duquel chacun essayait de distinguer ses traits véritables. Ambitieuse, intrigante, presque aventurière, au dire de la finance qu'elle avait abandonnée pour des destinées plus brillantes, elle apparaissait au contraire aux yeux du Faubourg et de la famille royale qu'elle avait conquis comme un esprit supérieur, un ange de douceur et de vertu. Du reste, elle n'avait pas oublié ses anciens amis plus humbles, se souvenait d'eux surtout quand ils étaient malades ou en deuil, circonstances touchantes, où d'ailleurs, comme on ne va pas dans le monde, on ne peut se plaindre de n'être pas invité. Par là elle donnait leur portée aux élans de sa charité, et dans les entretiens avec les parents ou les prêtres aux chevets des mourants, elle versait des larmes sincères, tuant un à un les remords qu'inspirait sa vie trop facile à son cœur scrupuleux.

Mais la plus aimable convive était la jeune duchesse de D..., dont l'esprit alerte et clair, jamais inquiet ni troublé, contrastait si étrangement avec l'incurable mélancolie de ses beaux yeux, le pessimisme de ses lèvres, l'infinie et noble lassitude de ses mains. Cette puissante amante de la vie sous toutes ses formes, bonté, littérature, théâtre, action, amitié, mordait sans les flétrir, comme une fleur dédaignée, ses belles lèvres rouges, dont un sourire désenchanté relevait faiblement les coins. Ses yeux semblaient promettre un esprit à jamais chaviré sur les eaux malades du regret. Combien de fois, dans la rue, au théâtre, des passants songeurs avaient allumé leur rêve à ces astres changeants! Maintenant la duchesse, qui se souvenait d'un vaudeville ou combinait une toilette, n'en continuait pas moins à étirer tristement ses nobles phalanges résignées et pensives, et promenait autour d'elle des regards désespérés et profonds qui noyaient les convives impressionnables sous les torrents de leur mélancolie. Sa conversation exquise se parait négligemment des élégances fanées et si charmantes d'un scepticisme déjà ancien. On venait d'avoir une discussion, et cette personne si absolue dans la vie et qui estimait qu'il n'y avait qu'une manière de s'habiller répétait à chacun: «Mais, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas tout dire, tout penser? Je peux avoir raison, vous aussi. Comme c'est terrible et étroit d'avoir une opinion.» Son esprit n'était pas comme son corps, habillé à la dernière mode, et elle plaisantait aisément les symbolistes et les croyants. Mais il en était de son esprit comme de ces femmes charmantes qui sont assez belles et vives pour plaire vêtues de vieilleries. C'était peut-être d'ailleurs coquetterie voulue. Certaines idées trop crues auraient éteint son esprit comme certaines couleurs qu'elle s'interdisait son teint.

À son joli voisin, Honoré avait donné de ces différentes figures une esquisse rapide et si bienveillante que, malgré leurs différences profondes, elles semblaient toutes pareilles, la brillante Mme de Torreno, la spirituelle duchesse de D..., la belle MmeLenoir. Il avait négligé leur seul trait commun, ou plutôt la même folie collective, la même épidémie régnante dont tous étaient atteints, le snobisme. Encore, selon leurs natures, affectait-il des formes bien différentes et il y avait loin du snobisme imaginatif et poétique de Mme Lenoir au snobisme conquérant de Mme de Torreno, avide comme un fonctionnaire qui veut arriver aux premières places. Et pourtant, cette terrible femme était capable de se réhumaniser. Son voisin venait de lui dire qu'il avait admiré au parc Monceau sa petite fille. Aussitôt elle avait rompu son silence indigné. Elle avait éprouvé pour cet obscur comptable une sympathie reconnaissante et pure qu'elle eût été peut-être incapable d'éprouver pour un prince, et maintenant ils causaient comme de vieux amis.

Mme Fremer présidait aux conversations avec une satisfaction visible causée par le sentiment de la haute mission qu'elle accomplissait. Habituée à présenter les grands écrivains aux duchesses, elle semblait, à ses propres yeux, une sorte de ministre des Affaires étrangères tout-puissant et qui même dans le protocole portait un esprit souverain. Ainsi un spectateur qui digère au théâtre voit au-dessous de lui puisqu'il les juge, artistes, public, auteur, règles de l'art dramatique, génie. La conversation allait d'ailleurs d'une allure assez harmonieuse. On en était arrivé à ce moment des dîners où les voisins touchent le genou des voisines ou les interrogent sur leurs préférences littéraires selon les tempéraments et l'éducation, selon la voisine surtout. Un instant, un accroc parut inévitable. Le beau voisin d'Honoré ayant essayé avec l'imprudence de la jeunesse d'insinuer que dans l'œuvre de Heredia il y avait peut-être plus de pensée qu'on ne le disait généralement, les convives troublés dans leurs habitudes d'esprit prirent un air morose. Mais MmeFremer s'étant aussitôt écriée: «Au contraire, ce ne sont que d'admirables camées, des émaux somptueux, des orfèvreries sans défaut», l'entrain et la satisfaction reparurent sur tous les visages. Une discussion sur les anarchistes fut plus grave. Mais Mme Fremer, comme s'inclinant avec résignation levant la fatalité d'une loi naturelle, dit lentement: «À quoi bon tout cela? il y aura toujours des riches et des pauvres.» Et tous ces gens dont le plus pauvre avait au moins cent mille livres de rente, frappés de cette vérité, délivrés de leurs scrupules, vidèrent avec une allégresse cordiale leur dernière coupe de vin de Champagne.

 

 

II

Après dîner

 

Honoré, sentant que le mélange des vins lui avait un peu tourné la tête, partit sans dire adieu, prit en bas son pardessus et commença à descendre à pied les Champs-Élysées. Il se sentait une joie extrême. Les barrières d'impossibilité qui feraient à nos désirs et à nos rêves le champ de la réalité étaient rompues et sa pensée circulait joyeusement à travers l'irréalisable en s'exaltant de son propre mouvement.

Les mystérieuses avenues qu'il y a entre chaque être humain et au fond desquelles se couche peut-être chaque soir un soleil insoupçonné de joie ou de désolation l'attiraient. Chaque personne à qui il pensait lui devenait aussitôt irrésistiblement sympathique, il prit tour à tour les rues où il pouvait espérer de rencontrer chacune, et si ses prévisions s'étaient réalisées, il eût abordé l'inconnu ou l'indifférent sans peur, avec un tressaillement doux. Par la chute d'un décor planté trop près, la vie s'étendait au loin devant lui dans tout le charme de sa nouveauté et de son mystère, en paysages amis qui l'invitaient. Et le regret que ce fût le mirage ou la réalité d'un seul soir le désespérait, il ne ferait plus jamais rien d'autre que de dîner et de boire aussi bien, pour revoir d'aussi belles choses. Il souffrait seulement de ne pouvoir atteindre immédiatement tous les sites qui étaient disposés çà et là dans l'infini de sa perspective, loin de lui. Alors il fut frappé du bruit de sa voix un peu grossie et exagérée qui répétait depuis un quart d'heure: «La vie est triste, c'est idiot» (ce dernier mot était souligné d'un geste sec du bras droit et il remarqua le brusque mouvement de sa canne). Il se dit avec tristesse que ces paroles machinales étaient une bien banale traduction de pareilles visions qui, pensa-t-il, n'étaient peut-être pas exprimables.

«Hélas! sans doute l'intensité de mon plaisir ou de mon regret est seule centuplée, mais le contenu intellectuel en reste le même. Mon bonheur est nerveux, personnel, intraduisible à d'autres, et si j'écrivais en ce moment, mon style aurait les mêmes qualités, les mêmes défauts, hélas! la même médiocrité que d'habitude.» Mais le bien-être physique qu'il éprouvait le garda d'y penser plus longtemps et lui donna immédiatement la consolation suprême, l'oubli. Il était arrivé sur les boulevards. Des gens passaient, à qui il donnait sa sympathie, certain de la réciprocité. Il se sentait leur glorieux point de mire; il ouvrit son paletot pour qu'on vît la blancheur de son habit, qui lui seyait, et l'œillet rouge sombre de sa boutonnière. Tel il s'offrait à l'admiration des passants, à la tendresse dont il était avec eux en voluptueux commerce.