BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Guillaume Marcoureau, dit Brécourt

1638 -1685

 

L'Ombre de Molière

 

Paris, 1674

 

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[75]

SCENE XIII.

 

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QUATRE MEDECINS, PLUTON, RADAMANTE,

MINOS, MOLIERE, CARON.

 

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MOLIERE.

H

a, voicy de mes Gens. Ecoutons-les parler, & puis nous répondrons.

PLUTON.

Messieurs, soyez les bien venus. Vous visitez un Prince qui vous honore fort; je sçay toutes les obligations que je vous ay, & que dans ce vaste Empire des Morts vous pouvez [76] vous vanter avec raison d'y avoir aussy bonne part que moy: Aussy en revanche de vos bons & fidelles services, je ne prétens pas vous rien refuser. Demandez seulement.

1r MEDECIN.

Grand Monarque des Morts, vous voyez icy la fleur de vos plus fidelles Pensionnaires.

2e MEDECIN bredouillant.

Jamais nous n'avons laissé échaper la moindre occasion de vous donner des marques de nostre obeïssance & fidelité.

PLUTON.

J'en suis persuadé. L'Opium, [77] l'Emétique, & la Saignée, m'ont rendu témoignage que vous m'avez fidellement servy.

3e MEDECIN.

Nous avons fait nostre devoir.

PLUTON.

Beaucoup de Gens sont venus icy de vostre part, qui m'en ont assuré.

4e MEDECIN.

C'est avec plaisir que l'on sert un si grand Monarque.

PLUTON.

Je vous suis obligé, & j'ay bien de la joye de vous voir. Ce n'est pas que vous ne m'eussiez esté encore un peu [78] nécessaires là-haut, & j'ay eu quelque chagrin quand les Parques m'ont dit que vous veniez icy: Mais je m'en suis neantmoins consolé lors que j'ay appris que vous aviez laissé de grands Enfans qui sçavoient assez bien leur mestier, & que mesme il estoit déja venu icy quelques Morts de leurs Amis, qui en avoient fait une experience fort raisonnable. Mais que souhaitez-vous de moy?

3e MEDECIN.

Nous venons vous demander justice d'un Teméraire qui prétend traitter la Medecine d'imposture, & de Charlatanerie. [79]

PLUTON.

C'est donc quelqu'un qui la connoît?

4e MEDECIN.

C'est une rage sans fondement, une simple avidité de tout satyrizer, & une animosité envenimée par la seule envie d'écrire, & de former des Cabales contre nous.

MOLIERE à part.

Je vous confondray dans peu, superbes Imposteurs.

3e MEDECIN.

Il s'est mesme déja glissé jusques dans ces Lieux une médisance secrette qui nous regarde. Tous les Morts semblent se liguer contre nous; [80] Il leur échape des Satyres piquantes, & des injures calomnieuses contre les Medecins; & nous venons icy, Grand Monarque, vous remontrer humblement, de la part de nostre Illustre Corps, de quelle importance il est, pour l'accroissement de vostre Empire, que vous reprimiez l'audace & l'insolence de tous ces Morts.

PLUTON.

On apprendra à vivre à ces Morts-là. J'entens & je prétens qu'on vous regarde comme les plus fermes appuis de mon Estat. Mais que sont ces Morts-là qui ont l'impudence d'aller gaster vostre Mestier? [81] Nommez, nommez-les moy; J'en veux faire un bon exemple.

4e MEDECIN.

C'est un nombre infiny de petits Esprits qui se sont laissez emporter au torrent, & qui n'ont poussé leur Plainte que comme les Echos qui répetent les peines des autres sans les avoir senties. Mais c'est à l'Autheur de nos maux que nous en voulons; c'est à celuy qui comme un nouveau Caton, s'est venu déchaîner contre nous, & qui après le mépris évident qu'il a fait de nostre Illustre Corps, a poussé son audace encore jusqu'à nous [82] tourner en Ridicules, nous rendant la fable & la risée du Public. C'est cette Ombre, en un mot, cet insolent Fleau de nostre Faculté, dont nous vous demandons une vengeance authentique.

PLUTON.

Répondez.

MOLIERE.

C'est donc à moy à qui vous en voulez, Messieurs? Vous demandez vengeance du mépris que j'ay fait de vostre Illustre Corps? Je vous ay tourné en Ridicules, je vous ay rendus la fable & la risée du Public? Hé bien, il faut vous répondre, & tracer [83] plus naturellement vos traits, afin de vous faire bien connoistre. Pluton, je jure icy par le respect que je te dois, que ce n'est point contre ce grand Art de la Medecine que je prétens me déchaîner. J'en adore l'étude, j'en révere la judicieuse pratique, mais j'en abhorre & déteste le pernicieux & meschant usage qu'en font par leur négligence, des Fourbes ignorans, que la seule Robe fait appeller Medecins; & ce n'est qu'à ceux qui abusent de ce nom que je vais répondre.

PLUTON.

Ah! voicy une Conversation [84] raisonnable, celle-cy.

MOLIERE.

Imposteurs! qui peut mieux prouver vostre ignorance & l'incertitude de vos projets, que vos contrarietez perpétuelles? Vous trouvez-vous jamais d'accord ensemble? & jusqu'à vos moindres Ordonnances, a-t-on jamais veu un Medecin suivre celle de l'autre, sans y ajoûter ou diminuer quelque chose? Quant à leurs opinions, elles sont encore plus diférentes que leurs pratiques. Les uns disent que la Cause des maux est dans les humeurs; Les autres dans le sang. Quelques-uns, par un [85] pompeux galimathias, l'imputent aux atomes invisibles, qui entrent par les pores. Celui-cy soûtient, que les maladies viennent du defaut des forces corporelles: Celuy-là, qu'elles procedent de l'inégalité des élemens du Corps, & de la qualité de l'air que nous respirons, ou de l'abondance, crudité, & corruption de nos alimens. Ah que cette diversité d'opinions marque bien l'ignorance des Medecins; mais encore plus la foiblesse ou la temérité des Malades qui s'abandonnent aux agitations de tant de vents contraires! [86]

PLUTON aux Medecins.

Messieurs, hé?

MOLIERE.

Ce qu'ils ont de plus unanime dans leur Ecole, & où ils s'entendent le mieux, c'est que tous tant qu'ils sont vous assurent que dans la composition d'une Medecine, une chose purge le cerveau, celle-cy échauffe l'estomac, celle-là rafraîchit le foye, & font partir un Breuvage à bride abatuë, comme si dans ce mélange chaque Remede portoit son Etiquette, & que tous n'allassent pas ensemble sejourner au mesme lieu. Il faut que ces Messieurs soient bien [87] assurez de l'obeïssance & de la sagesse de leurs Drogues: Car enfin, si par mégarde l'une alloit prendre le chemin de l'autre, & que la partie qui doit estre échauffée vint par méprise à estre refroidie, voyez un peu où le pauvre Malade en seroit.

PLUTON.

Messieurs, hé?

MOLIERE.

Mais quoy, les Imposteurs abusant de l'occasion, usurpent effrontément une authorité tyrannique sur de pauvres Ames affoiblies & abbatuës par le mal & par la crainte de la mort. Ils prennent [88] si bien leur avantage de nos foiblesses, que de nostre aveu mesme, dans ce dangereux moment, ils hazardent effrontément aux dépens de nos vies toutes les épreuves que leur suggerent leurs ambitieuses imaginations. Les Scelérats osent tout tenter, sur cette confiance que le Soleil éclairera leurs succès, & que la Terre couvrira leurs fautes.

PLUTON.

Messieurs, hé?

MOLIERE.

Il me souvient icy, avec quelque douleur, de la foiblesse d'un de mes Amis qui [89] s'estoit sottement confié par leurs noires séductions à l'expérience d'un Remede. Deux heures après l'avoir pris, le Medecin qui l'avoit ordonné, luy en vint demander l'effet, & comment il s'en estoit trouvé. J'ay fort sué, luy répondit le Malade. Cela est bon, dit le Medecin. Trois heures ensuite, il luy vint demander comment il s'estoit porté depuis. J'ay senty, dit le Patient, un froid extréme, & j'ay fort tremblé. Cela est bon, suivit le Charlatan. Et sur le soir, pour la troisiéme fois, il revint s'informer encore de l'état où il se trouvoit. [90] Je me sens, dit le Malade, enfler par tout, comme d'hydropisie. Tout cela est bien, répondit le Bourreau. Le lendemain j'allay voir ce pauvre Malade, & luy ayant demandé en quel état il estoit: Hélas! mon cher Amy, dit-il, en rendant le dernier soûpir, à force d'estre bien, je sens que je me meurs. Ah! m'écriay-je alors tout percé de douleur, qu'heureux sont les Animaux que la simple nature sçait guérir sans le secours de leurs Consultations! Que l'Estre brutal seroit à souhaiter, quand on devient malade! Mais aussy qu'il seroit [91] à craindre, s'il se trouvoit autant de Medecins parmy les Bestes, que de Bestes parmy les Medecins!

PLUTON.

Messieurs?

MOLIERE.

Qu'ils se plaignent maintenant de moy, & que ton équité, Grand Monarque, paroisse dans tes Jugemens.