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B  I  B  L  I  O  T  H  E  C  A    A  U  G  U  S  T  A  N  A

 

 

 

 
Julien Jean Offray de La Mettrie
L'Homme Machine
 


 






 




    Nous n'avons pas dessein de nous dissimuler les objections qu'on peut faire en faveur de la distinction primitive de l'Homme & des Animaux, contre notre sentiment. Il y a, dit-on, dans l'Homme une Loi naturelle, une connoissance du bien & du mal, qui n'a pas été gravée dans le cœur des Animaux.

    Mais cette Objection, ou plutôt cette assertion est-elle fondée sur l'expérience, sans laquelle un Philosophe peut tout rejetter? En avons-nous quelqu'une qui nous convainque que l'Homme seul a été éclairé d'un raion refusé à tous les autres Animaux? S'il n'y en a point, nous ne pouvons pas plus connoître par elle ce qui se passe dans eux, & même dans les Hommes, que ne pas sentir ce qui affecte l'intérieur de notre Etre. Nous savons que nous pensons, & que nous avons des remords; un sentiment intime ne nous force que trop d'en convenir; mais pour juger des remords d'autrui, ce sentiment qui est dans nous est insuffisant: c'est pourquoi il en faut croire les autres Hommes sur leur parole, ou sur les signes sensibles & extérieurs que nous avons remarqués en nous-mêmes, lorsque nous éprouvions la même conscience & les mêmes tourmens.

    Mais pour décider si les Animaux qui ne parlent point, ont reçu la Loi Naturelle, il faut s'en rapporter conséquemment à ces signes dont je viens de parler, supposé qu'ils existent. Les faits semblent le prouver. Le Chien qui a mordu son Maître qui l'agaçoit, a paru s'en repentir le moment suivant; on l'a vû triste, fâché, n'osant se montrer, & s'avouer coupable par un air rampant & humilié. L'Histoire nous offre un exemple célèbre d'un Lion qui ne voulut pas déchirer un Homme abandonné à sa fureur, parce qu'il le reconnut pour son Bienfaicteur. Qu'il seroit à souhaiter que l'Homme même montrât toujours la même reconnoissance pour les Bienfaits, & le même respect pour l'humanité! On n'auroit plus à craindre les Ingrats, ni ces Guerres qui sont le fléau du Genre Humain & les vrais Bourreaux de la Loi Naturelle.

    Mais un Etre à qui la Nature a donné un instinct si précoce, si éclairé, qui juge, combine, raisonne & délibère, autant que s'éténd & lui permet la Sphère de son activité: un Etre qui s'attache par les Bienfaits, qui se détache par les mauvais traitemens, & va essaier un meilleur Maitre; un Etre d'une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs, suivant l'empire de l'imagination & la délicatesse des nerfs; un tel Etre enfin ne montre-t-il pas clairement qu'il sent ses torts & les nôtres; qu'il connoit le bien & le mal, & en un mot a conscience de ce qu'il fait? Son Ame qui marque comme la nôtre, les mêmes joies, les mêmes mortifications, les mêmes déconcertemens, seroit-elle sans aucune répugnance, à la vue de son semblable déchiré, ou après l'avoir lui-même impitoiablement mis en pièces? Cela posé, le don précieux dont il s'agit, n'auroit point été refusé aux Animaux, car puisqu'ils nous offrent des Signes évidens de leur repentir, comme de leur intelligence, qu'y a-t-il d'absurde à penser que des Etres, des Machines presque aussi parfaites que nous, soient comme nous, faites pour penser, & pour sentir la Nature?

    Qu'on ne m'objecte point que les Animaux sont pour la plûpart des Etres féroces, qui ne sont pas capables de sentir les maux qu'ils font; car tous les Hommes distinguent-ils mieux les vices & les vertus? Il est dans notre Espèce de la férocité, comme dans la leur. Les Hommes qui sont dans la barbare habitude d'enfreindre la Loi Naturelle, n'en sont pas si tourmentés, que ceux qui la transgressent pour la première fois, & que la force de l'exemple n'a point endurcis. Il en est de même des Animaux, comme des Hommes; Les uns & les autres peuvent être plus ou moins féroces par tempérament, & ils le deviennent encore plus avec ceux qui le sont. Mais un Animal doux, pacifique, qui vit avec d'autres Animaux semblables, & d'alimens doux, sera ennemi du sang & du carnage; il rougira intérieurement de l'avoir versé; avec cette différence peut-être, que comme chez eux tout est immolé aux besoins, aux plaisirs, & aux commodités de la vie, dont ils jouissent plus que nous, leurs remords ne semblent pas devoir être si vifs que les nôtres, parce que nous ne sommes par dans la même nécessité qu'eux. La coutume émousse, & peut-être étouffe les remords, comme les plaisirs.

    Mais je veux pour un moment supposer que je me trompe, & qu'il n'est pas justè que presque tout l'Univers ait tort à ce sujet, tandis que j'aurois seul raison; j'accorde que les Animaux, même les plus excellens, ne connoissent pas la distinction du bien & du mal moral, qu'ils n'ont aucune mémoire des attentions qu'on a eües pour eux, du bien qu'on leur a fait, aucun sentiment de leurs propres vertus; que ce Lion, par exemple, dont j'ai parlé après tant d'autres, ne se souvienne pas de n'avoir pas voulu ravir la vie à cet Homme qui fut livré à sa furie, dans un Spectacle plus inhumain que tous les Lions, les Tigres & les Ours; tandis que nos Compatriotes se battent, Suisses contre Suisses, Frères contre Frères, se reconnoissent, s'enchaînent, ou se tuent sans remords, parce qu'un Prince paie leurs meurtres: je suppose enfin que la Loi naturelle n'ait pas été donnée aux Animaux, quelles en seront les conséquences? L'Homme n'est pas pétri d'un Limon plus précieux; la Nature n'a emploié qu'une seule & même pâte, dont elle a seulement varié les levains. Si donc l'Animal ne se repent pas d'avoir violé le sentiment interieur dont je parle, ou plutôt s'il en est absolument privé, il faut nécessairement que l'Homme soit dans le même cas: moiennant quoi adieu la Loi Naturelle, & tous ces beaux Traités qu'on a publiés sur elle! Tout le Régne Animal en seroit généralement dépourvû. Mais réciproquement si l'Homme ne peut se dispenser de convenir qu'il distingue toujours, lorsque la santé le laisse joüir de lui-même, ceux qui ont de la probité, de l'humanité, de la vertu, de ceux qui ne sont ni humains, ni vertueux, ni honnêtes gens; qu'il est facile de distinguer ce qui est vice, ou vertu, par l'unique plaisir, ou la propre répugnance, qui en sont comme les effets naturels, il s'ensuit que les Animaux formés de la même matière, à laquelle il n'a peut-être manqué qu'un degré de fermentation, pour égaler les Hommes en tout, doivent participer aux mêmes prérogatives de l'Animalité, & qu'ainsi il n'est point d'Ame, ou de substance sensitive, sans remords. La Réfléxion suivante va fortifier celles-ci.

    On ne peut détruire la Loi Naturelle. L'Empreinte en est si forte dans tous les Animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages & les plus féroces n'aient quelques momens de repentir. Je crois que la Fille Sauvage de Châlons en Champagne aura porté la peine de son crime, s'il est vrai qu'elle ait mangé sa sœur. Je pense la même chose de tous ceux qui commettent des crimes, même involontaires, ou de tempérament: de Gaston d'Orléans qui ne pouvoit s'empecher de voler; de certaine femme qui fut sujette au même vice dans la grossesse, & dont ses enfans héritèrent: de celle qui dans le même Etat, mangea son mari; de cette autre qui égorgeoit les enfans, saloit leurs corps, & en mangeoit tous les jours comme du petit salé: de cette fille de Voleur Antropophage, qui la devine à 12 ans, quoiqu'aiant perdu Père & Mère à l'age d'un an, elle eût été élevée par d'honnêtes gens; pour ne rien dire de tant d'autres exemples dont nos observateurs sont remplis; & qui prouvent tous qu'il est mille vices & vertus héréditaires, qui passent des parens aux enfans, comme ceux de la Nourice, à ceux qu'elle allaite. Je dis donc & j'accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur le champ l'énormité de leur action. La Boulymie, par exemple, ou la faim canine peut éteindre tout sentiment; c'est une manie d'estomac qu'on est forcé de satisfaire. Mais revenües à elles-mêmes, & comme désenivrées, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu'elles ont commis dans ce qu'elles avoient de plus cher! quelle punition d'un mal involontaire, auquel elles n'ont pu résister, dont elles n'ont eu aucune conscience! Cependant ce n'est point assez apparemment pour les Juges. Parmi les femmes dont je parle, l'une fut roüée, & brulée, l'autre enterrée vive. Je sens tout ce que demande l'intérêt de la societé. Mais il seroit sans doute à souhaiter qu'il n'y eût pour Juges, que d'excellens Medecins. Eux seuls pourroient distinguer le criminel innocent, du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dépravé, ou en fureur, comment peut-elle le gouverner?

    Mais si le crime porte avec soi sa propre punition plus ou moins cruelle; si la plus longue & la plus barbare habitude ne peut tout-à-fait arracher le repentir des cœurs les plus inhumains; s'ils sont déchirés par la mémoire même de leurs actions, pourquoi effraier l'imagination des esprits foibles par un Enfer, par des spectres, & des précipices de feu, moins réels encore que ceux de Pascal  7)? Qu'est-il besoin de recourir à des fables, comme un Pape de bonne foi l'a dit lui- même, pour tourmenter les malheureux mêmes qu'on fait périr, parce qu'on ne les trouve pas assez punis par leur propre conscience, qui est leur premier Bourreau? Ce n'est pas que je veüille dire que tous les criminels soient injustement punis; je prétens seulement que ceux dont la volonté est dépravée, & la conscience éteinte, le sont assez par leurs remords, quand ils reviennent à eux-mêmes; remords, j'ose encore le dire, dont la Nature auroit dû en ce cas, ce me semble, délivrer des malheureux entrainés par une fatale nécessité.

    Les Criminels, les Méchans, les Ingrats, ceux enfin que ne sentent pas la Nature, Tyrans malheureux & indignes du jour, ont beau se faire un cruel plaisir de leur Barbarie, il est des momens calmes & de réfléxion, où la Conscience vengeresse s'élève, dépose contr'eux, & les condamne à être presque sans cesse déchirés de ses propres mains. Qui tourmente les Hommes, est tourmenté par lui-même; & les maux qu'il sentira, seront la juste mesure de ceux qu'il aura faits.

    D'un autre coté, il y a tant de plaisir à faire du bien, à sentir, à reconnoître celui qu'on reçoit, tant de contentement à pratiquer la vertu, à être doux, humain, tendre, charitable, compatissant & généreux (ce seul mot renferme toutes les vertus), que je tiens pour assez puni, quiconque a le malheur de n'être pas né Vertueux.

    Nous n'avons pas originairement été faits pour être Savans; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques, que nous le sommes devenus; & cela à la charge de l'Etat, qui nourrit une multitude de Fainéans, que la vanité a décorés du nom de Philosophes. La Nature nous a tous créés uniquement pour être heureux; ouï tous, depuis le ver qui rampe, jusqu'à l'Aigle qui se perd dans la Nüe. C'est pourquoi elle a donné à tous les Animaux quelque portion de la Loi naturelle, portion plus ou moins exquise, selon que le comportent les Organes bien conditionnés de chaque Animal.

    A présent comment définirons-nous la Loi naturelle? C'est un sentiment, qui nous apprend ce que nous ne devons pas faire, par ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit. Oserois-je ajouter à cette idée commune, qu'il me semble que ce sentiment n'est qu'une espèce de crainte, ou de fraieur, aussi salutaire à l'espèce, qu'à l'individu; car peut-être ne respectons-nous la bourse & la vie des autres, que pour nous conserver nos Biens, notre honneur & nous-mêmes semblables à ces Ixions du Christianisme, qui n'aiment Dieu & n'embrassent tant de chimériques vertus, que parce qu'ils craignent l'Enfer.

    Vous voiez que la Loi naturelle n'est qu'un sentiment intime, qui appartient encore à l'imagination, comme tous les autres, parmi lesquels on compte la pensée. Par conséquent elle ne suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni Législateur, à moins qu'on ne veüille la confondre avec les Loix Civiles, à la maniere ridicule des Théologiens.

    Les armes du Fanatisme peuvent détruire ceux qui soutiennent ces vérités; mais elles ne détruiront jamais ces vérités mêmes.

    Ce n'est pas que je révoque en doute l'existence d'un Etre suprême; il me semble au contraire que le plus grand degré de Probabilité est pour elle: mais comme cette existence ne prouve pas plus la nécessité d'un culte, que tout autre, c'est une vérité théorique, qui n'est guères d'usage dans la Pratique: de sorte que, comme on peut dire d'après tant d'expériences, que la Religion ne suppose pas l'exacte probité, les mêmes raisons autorisent à penser que l'Athéïsme ne l'exclut pas.

    Qui sait d'ailleurs si la raison de l'Existence de l'Homme, ne seroit pas dans son existence même? Peut-être a-il-il été jetté au hazard sur un point de la surface de la Terre, sans qu'on puisse savoir ni comment, ni pourquoi; mais seulement qu'il doit vivre & mourir; semblable à ces champignons, qui paroissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés & couvrent les murailles.

    Ne nous perdons point dans l'infini, nous ne sommes pas faits pour en avoir la moindre idée; il nous est absolument impossible de remonter à l'origine des choses. Il est égal d'ailleurs pour notre repos, que la matière soit éternelle, ou qu'elle ait été créée; qu'il y ait un Dieu, ou qu'il n'y en ait pas. Quelle folie de tant se tourmenter pour ce qu'il est impossible de connoître, & ce qui ne nous rendroit pas plus heureux, quand nous en viendrions à bout.

    Mais, dit-on, lisez tous les ouvrages des Fénelons, des Nieuwentits, des Abadies, des Derhams, des Raïs &c. Eh bien! que m'apprendront-ils? ou plutôt que m'ont-ils appris? Ce ne sont que d'ennuieuses répétitions d'Ecrivains zélés, dont l'un n'ajoute à l'autre qu'un verbiage, plus propre à fortifier, qu'à saper les fondemens de l'Athéïsme. Le volume des preuves qu'on tire du spectacle de la nature, ne leur donne pas plus de force. La structure seule d'un doigt, d'une oreille, d'un œil, une observation de Malpighi, prouve tout, & sans doute beaucoup mieux que Descartes & Mallebranche; ou tout le reste ne prouve rien. Les Déïstes & les Chrétiens mêmes devroient donc se contenter de faire observer que dans tout le Régne Animal, les mêmes vües sont exécutées par une infinité de divers moiens, tous cependant exactement géométriques. Car de quelles plus fortes Armes pourroit-on terrasser les Athées? Il est vrai que si ma raison ne me trompe pas, l'Homme & tout l'Univers semblent avoir été destinés à cette unité de vües. Le Soleil, l'Air, l'Eau, l'Organisation, la forme des corps, tout est arrangé dans l'œil, comme dans un miroir qui présente fidèlement à l'imagination les objets qui y sont peints, suivant les loix qu'exige cette infinie variété de corps qui servent à la vision. Dans l'oreille, nous trouvons partout une diversité frappante, sans que cette diverse fabrique de l'Homme, des Animaux, des Oiseaux, des Poissons, produise differens usages. Toutes les oreilles sont si mathématiquement faites, qu'elles tendent également au seul & même but, qui est d'entendre. Le Hazard, demande le Déïste, seroit-il donc assez grand Géometre, pour varier ainsi à son gré les ouvrages dont on le suppose Auteur, sans que tant de diversité pût l'empêcher d'atteindre le même fin. Il objecte encore ces parties evidemment contenües dans l'Animal pour de futurs usages; le Papillon dans la Chenille; l'Homme dans le Ver spermatique; un Polype entier dans chacune de ses parties; la valvule du trou ovale, le Poumon dans le fetus; les dens dans leurs Alvéoles; les os dans les fluides, qui s'en détachent & se durcissent d'une manière incompréhensible. Et comme les Partisans de ce système, loin de rien négliger pour le faire valoir, ne se lassent jamais d'accumuler preuves sur preuves, ils veulent profiter de tout, & de la foiblesse même de l'Esprit en certains cas. Voiez, disent-ils, les Spinosa, les Vanini, les Desbarreaux, les Boindin, Apôtres qui font plus d'honneur, que de tort au Déïsme! La durée de la santé de ces derniers a été la mesure de leur incrédulité: & il est rare en effet, ajoutent-ils, qu'on n'abjure pas l'Athéïsme, dès que les passions se sont affoiblies avec le corps qui en est l'instrument.

    Voilà certainement tout ce qu'on peut dire de plus favorable à l'existence d'un Dieu, quoique le dernier argument soit frivole, en ce que ces conversions sont courtes, l'Esprit reprenant presque toujours ses anciennes opinions, & se conduisant en conséquence, dès qu'il a recouvré, ou plutôt retrouvé ses forces dans celles du corps. En voilà du moins beaucoup plus que n'en dit le Medecin Diderot, dans ses Pensées Philosophiques, sublime ouvrage qui ne convaincra pas un Athée. Que répondre en effet à un Homme qui dit: «Nous ne connoissons point la Nature: Des causes cachées dans son sein pourroient avoir tout produit. Voiez à votre tour le Polype de Trembley! Ne contient-il pas en soi les causes qui donnent lieu à sa régénération? Quelle absurdité y auroit-il donc à penser qu'il est des causes physiques pour lesquelles tout a été fait, & auxquelles toute la chaine de ce vaste Univers est si nécessairement liée & assujetie, que rien de ce qui arrive, ne pouvoit ne pas arriver; des causes dont l'ignorance absolument invincible nous a fait recourir à un Dieu, qui n'est pas même un Etre de Raison, suivant certains? Ainsi détruire le Hazard, ce n'est pas prouver l'existence d'un Etre suprême, puisqu'il peut y avoir autre chose qui ne seroit ni Hazard, ni Dieu; je veux dire la Nature, dont l'étude par conséquent ne peut faire que des incrédules; comme le prouve la façon de penser de tous ses plus heureux scrutateurs.»

    Le poids de l'Univers n'ébranle donc pas un véritable Athée, loin de l'écraser; & tous ces indices mille & mille fois rebattus d'un Créateur, indices qu'on met fort au-dessus de la façon de penser dans nos semblables, ne sont évidens, quelque loin qu'on pousse cet argument, que pour les Anti-pirrhoniens, ou pour ceux qui ont assés de confiance dans leur raison, pour croire pouvoir juger sur certaines apparences, auxquelles, comme vous voiez, les Athées peuvent en opposer d'autres peut-être aussi fortes, & absolument contraires. Car si nous écoutons encore les Naturalistes; ils nous diront que les mêmes causes qui, dans les mains d'un Chimiste, & par le Hazard de divers mêlanges, ont fait le premier miroir, dans celles de la Nature ont fait l'eau pure, qui en sert à la simple Bergère: que le mouvement qui conserve le monde, a pu le créer; que chaque corps a pris la place que sa Nature lui a assignée; que l'air a dû entourer la terre, par la même raison que le Fer & les autres Métaux sont l'ouvrage de ses entrailles; que le Soleil est une production aussi naturelle, que celle de l'Electricité; qu'il n'a pas plus été fait pour échaufer la Terre, & tous ses Habitans qu'il brule quelquefois, que la pluie pour faire pousser les grains, qu'elle gâte souvent; que le miroir & l'eau n'ont pas plus été faits pour qu'on pût s'y regarder, que tous les corps polis qui ont la même propriété: que l'œil est à la vérité une espèce de Trumeau dans lequel l'Ame peut contempler l'image des objets, tels qu'ils lui sont representés par ces corps; mais qu'il n'est pas démontré que cet organe ait été réellement fair exprès pour cette contemplation, ni exprès placé dans l'orbite: qu'enfin il se pourroit bien faire que Lucrèce, le Medecin Lamy, & tous les Epicuriens anciens & modernes, eussent raison, lorsqu'ils avancent que l'œil ne voit que par ce qu'il se trouve organisé, & placé comme il l'est; que, posées une fois les mêmes régles de mouvement que suit la Nature dans la génération & le dévelopement des corps, il n'étoit pas possible que ce merveilleux organe fût organisé & placé autrement.

    Tel est le pour & le contre, & l'abrégé des grandes raisons qui partageront éternellement les Philosophes: je ne prens aucun parti.

    Non nostrum inter vos tantas componere lites.

    C'est ce que je disois à un François de mes amis, aussi franc Pirrhonien que moi, Homme de beaucoup de mérite, & digne d'un meilleur sort. Il me fit à ce sujet une réponse fort singulière. Il est vrai, me dit-il, que le pour & le contre ne doit point inquiéter l'Ame d'un Philosophe, qui voit que rien n'est démontré avec assez de clarté pour forcer son consentement, & même que les idées indicatives qui s'offrent d'un coté, sont aussitôt détruites par celles qui se montrent de l'autre. Cependant, reprit-il, l'Univers ne sera jamais heureux, à moins qu'il ne soit Athée. Voici quelles étoient les raisons de cet abominable Homme. Si l'Athéïsme, disoit-il, étoit généralement répandu, toutes les branches de la Religion seroient alors détruites & coupées par la racine. Plus de guerres théologiques; plus de soldats de Religion; soldats terribles! la Nature infectée d'un poison sacré, reprendroit ses droits & sa pureté. Sourds à toute autre voix, les Mortels tranquilles ne suivroient que les conseils spontanés de leur propre individu; les seuls qu'on ne méprise point impunément, & qui peuvent seuls nous conduire au bonheur par les agréables sentiers de la vertu.

    Telle est la Loi Naturelle; quiconque en est rigide observateur, est honnête Homme, & mérite la confiance de tout le genre humain. Quiconque ne la suit pas scrupuleusement, a beau affecter les specieux dehors d'une autre Religion, c'est un fourbe, ou un Hippocrite dont je me défie.

    Après cela qu'un vain Peuple pense différemment; qu'il ose affirmer qu'il y va de la probité même, à ne pas croire la Révélation; qu'il faut en un mot une autre Religion, que celle de la Nature, quelle qu'elle soit! quelle misere! quelle pitié ! & la bonne opinion que chacun nous donne de celle qu'il a embrassée! Nous ne briguons point ici le suffrage du vulgaire. Qui dresse dans son cœur des Autels à la Superstition, est né pour adorer les Idoles, & non pour sentir la Vertu.

    Mais puisque toutes les facultés de l'Ame dépendent tellement de la propre Organisation du Cerveau & de tout le Corps, qu'elles ne sont visiblement que cette Organisation même; voilà une Machine bien éclairée! Car enfin quand l'Homme seul auroit reçu en partage la Loi Naturelle, en seroit-il moins une Machine? Des Roües, quelques ressorts de plus que dans les Animaux les plus parfaits, le cerveau proportionnellement plus proche du cœur, & recevant aussi plus de sang, la même raison donnée; que sais-je enfin? des causes inconnües, produiroient toujours cette conscience délicate, si facile à blesser, ces remords qui ne sont pas plus étrangers à la matière, que la pensée, & en un mot toute la différence qu'on suppose ici. L'organisation suffiroit-elle donc à tout? Oüi, encore une fois. Puisque le pensée se développe visiblement avec les organes, pourquoi la matière dont ils sont faits, ne seroit-elle pas aussi susceptible de remords, quand une fois elle a acquis avec le tems la faculté de sentir?

    L'Ame n'est donc qu'un vain terme dont on n'a point d'idée, & dont un bon Esprit ne doit se servir que pour nommer la partie qui pense en nous. Posé le moindre principe de mouvement, les corps animés auront tout ce qu'il leur faut pour se mouvoir, sentir, penser, se repentir, & se conduire en un mot dans le Physique, & dans le Moral qui en dépend.

    Nous ne supposons rien; ceux qui croiroient que toutes les difficultés ne seroient pas encore levées, vont trouver des expériences, qui acheveront de les satisfaire.

    1.
Toutes les chairs des Animaux palpitent après la mort, d'autant plus longtems, que l'Animal est plus froid & transpire moins. Les Tortües, les Lézards, les Serpens &c. en font foi.

    2.
Les muscles séparés du corps, se retirent, lorsqu'on les pique.

    3.
Les entrailles conservent longtems leur mouvement péristaltique, ou vermiculaire.

    4.
Une simple injection d'eau chaude ranime le cœur & les muscles, suivant Cowper.

    5.
Le cœur de la Grenoüille, surtout exposé au Soleil, encore mieux sur une table, ou une assiette chaude, se remüe pendant une heure & plus, après avoir été arraché du corps. Le mouvement semble-t-il perdu sans ressource? Il n'y a qu'à piquer le cœur, & ce muscle creux bat encore. Harvey a fait la même observation sur les Crapaux.

    6.
Le Chancelier Bacon, Auteur du premier ordre, parle, dans son Histoire de la vie & de la mort, d'un homme convaincu de trahison qu'on ouvrit vivant, pour en arracher le cœur & le jetter au feu: ce muscle sauta d'abord à la hauteur perpendiculaire d'un pié & demi; mais ensuite perdant ses forces, à chaque reprise, toujours moins haut, pendant 7 ou 8 minutes.

    7.
Prenez un petit Poulet encore dans l'œuf; arrachez-lui le cœur; vous observerez les mêmes Phénomenes, avec à peu près les mêmes circonstances. La seule chaleur de l'haleine ranime un Animal prêt à périr dans la Machine Pneumatique.

    Les mêmes Expériences que nous devons à Boyle & à Sténon, se font dans les Pigeons, dans les Chiens, dans les Lapins, dont les morceaux de cœur se remüent, comme les Cœurs entiers. On voit le même mouvement dans les pattes de Taupe arrachées.

    8.
La Chenille, les Vers, l'Araignée, la Mouche, l'Anguille, offrent les mêmes choses à considerer; & le mouvement des parties coupées augmente dans l'eau chaude, à cause du feu qu'elle contient.

    9.
Un Soldat yvre emporta d'un coup de sabre la tête d'un Coq d'Inde. Cet Animal resta debout, ensuite il marcha, courut; venant à rencontrer une muraille, il se tourna, battit des ailes, en continuant de courir, & tomba enfin. Etendu par terre, tous les muscles de ce Coq se remuoient encore. Voilà ce que j'ai vu, & il est facile de voir à peu près ces phénomènes dans les petits chats, ou chiens, dont on a coupé la tête.

    10.
Les Polypes font plus que de se mouvoir, après la Section; ils se reproduisent dans huit jours en autant d'Animaux, qu'il y a de parties coupées. J'en suis fâché pour le système des Naturalistes sur la génération, ou plutôt j'en suis bien aise; car que cette découverte nous apprend bien à ne jamais rien conclure de géneral, même de toutes les Expériences connües, & les plus décisives!

    Voilà beaucoup plus de faits qu'il n'en faut, pour prouver d'une manière incontestable que chaque petite fibre, ou partie des corps organisés, se meut par un principe qui lui est propre, & dont l'action ne dépend point des nerfs, comme les mouvemens volontaires; puisque les mouvemens en question s'exercent, sans que les parties qui les manifestent, aient aucun commerce avec la circulation. Or si cette force se fait remarquer jusques dans des morceaux de fibres, le cœur, qui est un composé de fibres singulièrement entrelacées, doit avoir la même proprieté. L'Histoire de Bacon n'étoit pas nécessaire pour me le persuader. Il m'étoit facile d'en juger, & par la parfaite Analogie de la structure du Cœur de l'Homme & des Animaux; & par la masse même du premier, dans laquelle ce mouvement ne se cache aux yeux, que parce qu'il y est étouffé, & enfin parce que tout est froid & affaissé dans les cadavres. Si les dissections se faisoient sur des Criminels suppliciés, dont les corps sont encore chauds, on verroit dans leur cœur les mêmes mouvemens, qu'on observe dans les muscles du visage des gens décapités.

    Tel est ce principe moteur des Corps entiers, ou des parties coupées en morceaux, qu'il produit des mouvemens non déreglés, comme on l'a cru, mais très réguliers, & cela, tant dans les Animaux chauds & parfaits, que dans ceux qui sont froids & imparfaits. Il ne reste donc aucune ressource à nos Adversaires, si ce n'est de nier mille & mille faits que chacun peut facilement vérifier.

    Si on me demande à présent quel est le siége de cette force innée dans nos corps; je répons qu'elle réside très clairement dans ce que les Anciens ont appellé Parenchyme; c'est-à-dire dans la substance propre des parties, abstraction faite des Veines, des Artères, des Nerfs, en un mot de l'Organisation de tout le corps; & que par conséquent chaque partie contient en soi des ressorts plus ou moins vifs, selon le besoin qu'elles en avoient.

    Entrons dans quelque détail de ces ressorts de la Machine humaine. Tous les mouvemens vitaux, animaux, naturels, & automatiques se font par leur action. N'est-ce pas machinalement que le corps se retire, frappé de terreur à l'aspece d'un précipice inattendu? que les paupières se baissent à la menace d'un coup, comme on l'a dit? que la Pupille s'érrécit au grand jour pour conserver la Rétine, & s'élargit pour voir les objets dans l'obscurité? N'est-ce pas machinalement que les pores de la peau se ferment en Hyver, pour que le froid ne pénètre pas l'intérieur des vaisseaux? que l'estomac se soulève, irrité par le poison, par une certaine quantité d'Opium, par tous les Emétiques &c.? que le Cœur, les Artères, les Muscles se contractent pendant le sommeil, comme pendant la veille? que le Poumon fait l'office d'un souflet continuellement exercé? N'est-ce pas machinalement qu'agissent tous les Sphincters de la Vessie, du Rectum &c.? que le Cœur a une contraction plus forte que tout autre muscle? que les muscles érecteurs font dresser La Verge dans l'Homme, comme dans les Animaux qui s'en battent le ventre; & même dans l'enfant, capable d'érection, pour peu que cette partie soit irritée? Ce qui prouve, pour le dire en passant, qu'il est un ressort singulier dans ce membre, encore peu connu, & qui produit des effets qu'on n'a point encore bien expliqués, malgré toutes les lumières de l'Anatomie.

    Je ne m'étendrai pas davantage sur tous ces petits ressorts subalternes connus de tout le monde. Mais il en est un autre plus subtil, & plus merveilleux, qui les anime tous; il est la source de tous nos sentimens, de tous nos plaisirs, de toutes nos passions, de toutes nos pensées; car le cerveau a ses muscles pour penser, comme les jambes pour marcher. Je veux parler de ce principe incitant, & impétueux, qu'Hippocrate appelle enormwn (l'Ame). Ce principe existe, & il a son siége dans le cerveau à l'origine des nerfs, par lesquels il exerce son empire sur tout le reste du corps. Par là s'explique tout ce qui peut s'expliquer, jusqu'aux effets surprenans des maladies de l'Imagination.

    Mais pour ne pas languir dans une richesse & une fécondité mal entendüe, il faut se borner à un petit nombre de questions & de réfléxions.

 
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    7)
Dans un cercle, ou à table, il lui falloit toujours un rempart de Chaises, ou quelqu'un dans son voisinage du coté gauche, pour l'empêcher de voir des Abimes épouvantables dans lesquels il craignoit quelquefois de tomber, quelque connoissance qu'il eût de ces illusions. Quel effraiant effet de l'Imagination, ou d'une singulière circulation dans un Lobe du cerveau! Grand Homme d'un coté, il étoit à moitié fou de.l'autre. La folie & la sagesse avoient chacune leur département, ou leur Lobe, séparé par la faux. De quel coté tenoit-il si fort à Mrs. de Port-Roial?
 
 
 
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