BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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LA COUR.

 

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L'empereur et l'impératrice

 

LA première fête que donnent l'empereur et l'impératrice est un concert qui a lieu au château et auquel n'assistent que le corps diplomatique et la cour. Assis sur plusieurs rangs de fauteuils, les ambassadeurs et les ambassadrices causent (au premier rang et juste au milieu se trouve notre ambassadrice). On attend la cour; les artistes chanteurs sont prêts. La cour entre, le corps diplomatique se lève et ne se rassied que quand la cour est assise, assise sur plusieurs rangées de fauteuils vis-à-vis le corps diplomatique. C'est très solennel. On est installé, on se regarde, le concert commence.

Voici l'empereur, toujours en général, affaissé dans son fauteuil, essayant de temps en temps quelques mots auprès de la princesse impériale, placée à côté de lui, toujours jeune et souriante. L'impératrice s'est dérobée selon son habitude. Le prince Frédéric-Charles n'est pas venu. Le prince Guillaume rit avec sa femme et sa soeur, la princesse Victoria, de quelque tête de choriste. Le prince impérial est grave. L'impératrice a ici deux dames du palais et sa grand'maîtresse du palais, placées au second rang. Les aides de camp et chambellans se tiennent au fond, debout. [23]

Il y a un entracte pendant lequel la cour et le corps diplomatique se mêlent discrètement, c'est ce qu'on appelle «faire cercle». Puis le concert recommence.

C'est à peu près là toute la cour; ce n'est pas une cour encombrante, si on la prend avec les officiers et dames d'honneur qu'elle entretient; mais si l'on réunit tout ce qui existe de Hohenzollern depuis le souverain jusqu'à son dernier arrière-petit-fils, cela fait une famille respectable, on le sait.

L'empereur est riche; la cour reste pauvre, selon la tradition; les appointements demeurent dérisoires; pas un brin de confortable n'a été introduit dans le palais.

Pas d'étiquette; présenté à l'un ou à l'autre des souverains, on incline la tête simplement, en attendant qu'on vous adresse la parole. L'impératrice est toujours enchantée de s'entendre appeler «Madame».

La vie au palais fonctionne avec une monotonie immuable. Chaque heure, en haut (chez l'impératrice), ou en bas (chez l'empereur) a sa destination. Les deux souverains vivent séparément. Quel silence dans le palais, au crépuscule, quand l'empereur est dans son cabinet de travail et l'impératrice aux mains de ses dames de la chambre! On n'entend que la voix des valets dans le péristyle, le tic-tac des pendules, les gouttes d'eau tombant sur les feuilles de palmier dans la petite serre, – puis soudain, voilà la sonnette de la porte qui s'ouvre et le bruit d'éperons de quelque garde qui entre et sort un papier de son casque.

 

Les deux souverains à Coblentz

 

La vie des deux souverains se passe du 1er décembre au 1er mai à Berlin, au palais impérial. En été, c'est à Coblentz, Bade, Ems, Hombourg, Wiesbaden, etc... [24] dans les châteaux plus ou moins confortables ou dans de simples hôtels, quand la ville n'a pas de châteaux à mettre à leur disposition. A Bade, par exemple, qui est leur villégiature préférée et la seule où les deux souverains vivent en commun, comme à Berlin, à peu près, ils habitent un hôtel séparé simplement par une cour, avec bassin et parterre de fleurs, d'une dépendance où logent les voyageurs ordinaires, lesquels peuvent parfaitement, en se mettant à leur fenêtre, plonger dans les appartements des souverains et assister à maints détails peu solennels de leur existence.

 

Le palais impérial à Berlin

 

Le palais impérial à Berlin est situé au centre de l'avenue des Tilleuls. Il fait corps avec la bibliothèque bâtie en style dix-huitième siècle et est bâti lui-même dans ce style grec lourd et froid que les architectes berlinois n'ont pas encore tout à fait abandonné pour le retour à la Renaissance allemande; l'extérieur en est badigeonné de cette couleur café au lait gris qu'on retrouve un peu partout à Berlin et qui apparaît, à l'étranger qui débarque, comme le ton dominant de la capitale. La façade est précédée par un péristyle de quatre colonnes, avec deux rampes en pente pour les voitures, le toit est en terrasse nue et est surmonté d'un drapeau quand le souverain habite le palais. Le palais est très petit, il n'a qu'un étage qui présente en façade une largeur de treize fenêtres. Y logent seulement l'empereur, l'impératrice et les quatre ou cinq caméristes de l'impératrice. Le reste de la cour demeure au château qui est à dix minutes, au palais des princesses qui est à cinq minutes ou au palais néerlandais qui est à deux pas, mais seulement le personnel non marié; car l'impératrice, qui a des idées très particulières [25] sur ce chapitre, ne souffre pas qu'un de ses palais abrite le moindre couple.

 

Le palais impérial à Berlin

 

Le palais impérial est divisé en deux, un quart à gauche est réservé aux appartements privés des souverains, l'empereur au rez-de-chaussée, l'impératrice au premier étage, tout le reste à droite est pris par des salles de réceptions et de fêtes. Les grandes salles sont meublées en style empire, quelques-unes servent de musée à des cadeaux d'argenterie de délégations nationales, une autre à des présents de la Chine et du Japon. Les appartements privés se sont meublés peu à peu, et jusqu'à l'encombrement, de cadeaux de Noël, aussi peu somptueux que disparates; la quantité de vases de marbre et de petits meubles modernes y est surtout déplorable. Par contre, on n'y voit pas de tableaux, sauf dans un petit salon du rez-de-chaussée où l'impératrice donne le thé. L'empereur, qui ne met jamais les pieds dans un musée ou une exposition de beaux-arts, fait acheter tous les ans un stock de toiles médiocres qu'on distribue ensuite dans les corridors et les chambres de châteaux où l'on habite un mois par an. Les corridors du palais sont ornés, sans choix, de plâtres quelconques. L'escalier est décoré de trois grandes statues allégoriques de F. Rauch, le sculpteur officiel du dernier règne. Disons en passant que, à côté de ce palais si pauvrement et si médiocrement aménagé, le palais du prince impérial fait un heureux contraste grâce surtout aux soins artistiques de la princesse royale.

 

Le cabinet de travail de l'empereur

 

La pièce principale de l'appartement privé de l'empereur est son cabinet de travail. Cette pièce donne sur l'avenue des Tilleuls par une fenêtre qui est connue dans toute l'Allemagne sous le nom d'historisches Eck-Fenster parce qu'elle est placée [26] juste au coin du palais et parce que le souverain s'y montre à la foule tous les jours à midi, quand la garde passe. Par cette fenêtre également, le soir, les passants peuvent apercevoir, à la clarté d'une modeste lampe, le front penché du souverain devant sa table de travail. Ce cabinet de travail est orné de portraits de famille et de souvenirs militaires; sur une table se trouve un bouquet de bleuets, sa lleur préférée, qu'on renouvelle tous les matins. C'est dans cette pièce que le souverain reçoit son chancelier le prince de Bismarck et confère avec lui.

 

Le cabinet de travail de l'impératrice

 

L'appartement de l'impératrice compte, avant les chambres privées, plusieurs petits salons pour réception intime ou audience. Ils sont ornés en général avec un luxe peu choisi et encombrés de cadeaux de Noël. Pas de bibliothèque; l'impératrice a sa bibliothèque au château de Coblentz; seulement des livres d'apparat dont la plupart sont des cadeaux annuels de la reine Victoria d'Angleterre. Un petit piano depuis longtemps muet. Entre l'appartement de la souveraine et les salles de gala se trouve une étroite petite serre bien tenue, niais banale avec ses palmiers en éventail, où se balancent des perroquets en faïence polychrome.

Le palais ne contient pas de salle de bain, si singulier que cela paraisse.

Le personnel domestique du palais est bien restreint et, quoique au fond très discipliné, d'une étiquette incorrecte jusqu'à l'invraisemblance. Il y a vraiment des moments où la demi-douzaine de valets qui doivent circuler dans le péristyle intérieur ne sont pas à leur poste et où un passant pourrait entrer et se trouver soudain devant l'empereur ou l'impératrice; cela s'est vu.