BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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L'EMPEREUR.

 

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L'empereur

 

POUR le chroniqueur, en vérité, Guillaume Ier, roi de Prusse, empereur d'Allemagne, est le moins compliqué des personnages. A-t-il quelque passion, un goût saillant, une manie? Non. Il n'est ni lettré, ni faiseur de bons mots historiques comme son prédécesseur; il n'est pas artiste comme tant de principicules, ses satellites aujourd'hui; il n'est ni dévot, ni libre penseur; ni mangeur, ni buveur; avant tout, c'est un militaire, mais non un soudard.

Guillaume Ier n'aura rien fait pour laisser une légende. Gomme roi, il voulait n'être qu'une ((sentinelle sans reproche», il n'a eu qu'à laisser faire, et chaque été, quand il entre à Ems, Hombourg, etc., il passe sous des arcs de triomphe de feuillage où des inscriptions le saluent d'un nom que l'histoire (du moins l'histoire allemande) lui gardera: «A Guillaume le Victorieux.» A travers tant de gloire et de secousses, il ne s'est pas écarté de la bonne vie bourgeoise de ses années d'adolescence et de pauvreté. Le voici arrivé, sans autre maladie que la vieillesse, à la majesté de ses quatre-vingt-dix ans, débordant de la foi que la Providence a encore besoin de lui et qu'il [28] est vraiment en Europe le bon pasteur des peuples, dispensateur de la paix.

Quand on est présenté à Sa Majesté, son premier coup d'oeil est pour vous toiser: fantassin? hussard? dragon? semble rêver machinalement ce coup d'oeil. On a devant soi un superbe cuirassier correctement sanglé dans un uniforme noir à parements rouges, nullement déformé par l'âge, à peine voûté. Le public berlinois croit volontiers que le souverain ne se maintient si droit que grâce à quelque corset-cuirasse. L'empereur ne porte rien de ce genre: sa seule cuirasse est l'habitude presque séculaire de la parade et de la discipline. La face est extraordinairement parcheminée et ridée, le regard est souffrant, mais la bouche sourit et c'est d'un geste, ni trop cavalier ni trop sénile, que le vieux militaire retrousse, en parlant, les crocs de ses moustaches blanches.

L'empereur ne parle que par courtes phrases, avec fermeté et en même temps avec ce bredouillement presque bourru des vieux militaires qui préfèrent les solides poignées de main aux beaux discours. Les Hohenzollern sont extrêmement prodigues de poignées de main. L'empereur sait passablement le français, mais il n'y a jamais mis de prétention et, depuis longtemps, il n'a guère à émettre que des formules en cette langue. Il sait mieux l'anglais, conséquence du séjour forcé en Angleterre, lors des événements de 1848, séjour que le prince exilé mit aussi à profit pour étudier un peu et compléter, surtout pour les études historiques, son instruction qui fut toujours moins que brillante.

L'empereur n'a jamais été un lettré; la science, comme l'art, lui est absolument fermée; il ne s'intéresse même pas à la littérature allemande. Il n'a lu [29] qu'un seul roman français, le Juif Errant d'Eugène Sue. Il n'y a, sur sa table, que des brochures relatives à l'armée et, toutes les semaines, il feuillette les images de l'Illustration, du Graphic, du London News.

 

Moltke et Bismarck

 

On n'a jamais vu l'empereur (pas plus que MM. de Bismarck, Moltke et toute cette génération de héros) dans un musée; et, l'été dernier, on a eu toutes les peines du monde, et jusqu'à la dernière heure, à l'amener à ouvrir l'Exposition des Beaux-Arts de Berlin, consacrant le centenaire des «Salons» berlinois. L'empereur ne va jamais au concert; Wagner a fait des barricades en 1848, c'est oublié, mais être wagnérien comme son petit-fils le prince Guillaume qui appelle Bayreuth «le nouvel Olympe» ou comme son ministre M. de Puttkammer, c'est à ses yeux de la folie douce. Le drame et la comédie ne l'intéressent guère; l'opéra est sa seule distraction, il ne manque guère un ballet et, les soirs de parade, il livre les trois quarts de la salle aux officiers de Berlin et leur fait servir un ballet monstre.

La voix de l'empereur est une bonne grosse voix militaire, sympathique et sérieuse, coupée d'intonations fermes et loyales, avec quelque chose de fataliste et de mystique. Encore aujourd'hui, dans les cérémonies officielles, la voix du vieux souverain porte mieux que celle de son fils, qui est un peu grêle et essoufflée.

Mystique et fataliste, ai-je dit de cette voix. Et, à l'entendre, on a presque la confidence de tout ce caractère et de cette vie. Qu'on se figure un prince élevé dans la tourmente des invasions de Napoléon Ier, grandi dans une cour pauvre, arrivant au trône à soixante ans, et alors, poussé par un insurmontable instinct de faible à s'accrocher, envers et [30] contre tous, à un ministre paradoxal, turbulent, terrorisant, qui lui tombe comme un aérolithe et dont le caractère est justement tout l'opposé du sien, se jetant chaque soir à genoux pour demander conseil à Dieu, maudissant ce «tyran», ce «despote» qui le pousse à la guerre «fratricide» de 1866, qui fait que ses sujets ne le saluent plus dans la rue, qui le pousse surtout à cette extrémité la plus sensible qui puisse être à son coeur imbu de légitimité: la dépossession du Hanovre, de la Saxe, du Wurtemberg, du Mecklembourg, et toujours cédant, et finalement amené, à travers quelle série de triomphes inouïs! à venger sa mère des impertinences de Napoléon Ier, à aller relever à Versailles le titre tombé d'empereur d'Allemagne, à être enfin le patriarche européen que les lyriques de la presse allemande chantent aujourd'hui.

«Par la grâce de Dieu», – cette formule est dans la bouche de Guillaume Ier plus qu'une traditionnelle formule du trône, et l'on se souvient comme il bénit la Providence en tête de ses bulletins de guerre. Guillaume le Victorieux est, certes, de tous les Allemands, et mieux de tous les Prussiens, celui à qui ces prodigieux événements ont laissé le moins de morgue. Ce n'est pas seulement devant l'Europe ou devant le public allemand, mais aussi bien devant ses familiers du palais et dans les moments les moins officiels, que le souverain aime à répéter: «que c'est Dieu qui a tout fait, qu'il n'a été, lui, qu'un humble instrument; que Dieu l'a choisi, lui, homme de patience, de fidélité et de discipline, alors que le tour de la Prusse et celui de l'unité allemande étaient venus et pour la paix de l'Europe».

La paix de l'Europe! elle repose, du moins selon la [31] légende, dans le portefeuille rouge de quelqu'un qui n'invoque guère la grâce de Dieu et ne se sent pas plus l'instrument de la Providence que celui de son souverain. Celui-là a dit un jour sa devise, et cette devise est bien la dernière qu'eût choisie le maître qu'il était appelé à servir: «La grande maladie de ce siècle est la peur des responsabilités.»

Le chancelier ne vient pas tous les jours au palais. Quand les affaires ne sont pas ou ne doivent pas être importantes, c'est son fils Herbert qui se rend auprès de l'empereur. Le comte Herbert affecte les tics de son père, imite son écriture et se sent déjà carrément futur chancelier, sinon prince impérial, comme l'a appelé un jour dans les Débats, M. John Lemoinne.

 

L'empereur et le chancelier Bismarck

 

L'été dernier, lors de l'aventure d'Alexandre de Bulgarie, le chancelier quittait Berlin chaque après-midi et venait jusqu'au château de Babelsberg conférer avec l'empereur.

Le chancelier arrive toujours en voiture fermée; il ne se montre d'ailleurs jamais aux Berlinois soit en voiture découverte, soit à pied, mais seulement à cheval, en uniforme, dans les allées du bois, et on ne le voit jamais ni au spectacle, ni aux fêtes de la cour. Le chancelier est sanglé dans son uniforme de cuirassier jaune; il laisse sa casquette dans la voiture et prend son formidable casque de métal poli. Il entre, il traverse le vestibule, tête haute, en maître, tenant son portefeuille rouge sous le bras. Il n'a pas eu à se faire une. tête, la nature l'a monstrueusement servi, et l'on comprend que lorsque l'on peut présenter aux gens cette taille de géant dans un uniforme aussi barbare, et d'aussi terribles sourcils blancs, et cette face de vieux lion, on peut aussi se permettre quelques «responsabilités». [32]

Parfois le chancelier fait antichambre, il est alors bien curieux à observer. Il a positivement l'air d'un égaré, il scrute avec des regards fous les bibelots d'étagère les plus insignifiants, s'arrête soudain, se gratte la joue comme il fait au Reichstag quand il va parler, vous regarde sans vous voir, etc. Le chancelier entre dans le cabinet de l'empereur: le tête-àtête commence. Ici, tout ce qu'on peut dire, c'est que si le chancelier est le maître, il se montre vis-à-vis de son souverain extrêmement humble, pénétré de vénération, et aussi bien qu'en public l'appelle «mon maître» et se proclame «son vieux serviteur». On n'est pas plus réaliste.

 

 

L'empereur dans son cabinet de travail

 

C'est dans son cabinet de travail que l'empereur reçoit, c'est là qu'il vit, dans ce petit coin de ce petit palais. L'empereur habite le coin du rez-de-chaussée à gauche, et l'impératrice le coin de l'étage au-dessus. Ni luxe, ni confortable dans ce palais: pas la moindre salle de bain, par exemple; tout est meublé d'un pêle-mêle de cadeaux de Noël, de quelques présents de la Chine et du Japon, de dons offerts par des délégations nationales à l'occasion d'anniversaires et d'achats faits à Paris, à l'Exposition de 1867. On sait les traditions d'économie des Hohenzollern: autrefois, c'était pauvreté, mais aujourd'hui! En montant sur le trône, Guillaume Ier n'avait que des dettes; la liste civile du roi de Prusse est de neuf millions. Il n'en a pas été établi pour l'empereur d'Allemagne. Aujourd'hui, Guillaume Ier est riche: un seul homme, le banquier Kohn, sait le chiffre exact de sa fortune. En évaluant ses revenus personnels [33] à dix-huit millions, on ne se tromperait guère. L'empereur veut être tenu au courant de la plus minime dépense. Le personnel du palais est très restreint et composé de vétérans peu difficiles. Les appointements de la plus haute charge de la cour s'élèvent à trente mille francs. Les intendants sontconstamment sur le qui-vive: leur bête noire est un trio de maîtres-cuisiniers français imposés par le bon goût de l'impératrice, et qui passent pour faire fortune avec une désinvolture par trop aristocratique. Les traits de parcimonie abondent: à être racontés, ils n'auraient que le tort de paraître grotesquement invraisemblables.

Le cabinet de travail du souverain est encombré de souvenirs militaires ou de famille. Sur la table, un bouquet de bleuets toujours renouvelé; dans un coin, des drapeaux. A Berlin, l'empereur ne quitte jamais son uniforme de général, un vieil uniforme un peu usé. C'est ainsi qu'il se montre avec la croix «Pour le Mérite» au cou, chaque jour, à midi, à sa fenêtre, quand la garde passe, musique en tête. Le soir, on descend sur cette fenêtre un rideau, à travers lequel on peut apercevoir encore le front penché de l'empereur travaillant à la lueur d'une humble lampe; et des groupes stationnent, attendris, sous l'oeil des sergents de ville qui gardent le palais.

Seuls, l'empereur et l'impératrice avec ses caméristes logent au palais. L'empereur est dans son cabinet de travail à paperasser, l'impératrice est en haut avec ses femmes. Le palais est sans animation, comme inhabité, surtout l'après-midi et le soir.

Le matin, le rez-de-chaussée est un peu égayé par les voix, les bruits d'éperons.

Dès une heure, tout retombe dans le silence. Les [34] valets jouent, feuillettent de vieux illustrés, bâillent, quelquefois même désertent le vestibule: il y a vraiment des moments où l'on pourrait entrer au palais comme dans un moulin.

L'empereur et l'impératrice vivent aussi séparément que possible à Berlin, et, l'été, ils s'arrangent pour ne pas se trouver ensemble. Ils prennent leurs repas séparément, font séparément leur promenade, ne se montrent jamais ensemble en public. Le soir, vers onze heures, quand l'impératrice, entre les mains de ses caméristes, lit le Figaro, l'empereur monte un instant. Ces caméristes lui sont de vieilles amies qui portent en breloque les grains de plomb extraits de sa blessure, après l'attentat de 1878: l'une d'elles, même, – la plus âgée – fut seule, avec une dame d'honneur, à l'accompagner dans sa fuite en 1848. Le souverain cause un instant, familièrement, de la soirée à l'Opéra, des audiences de la journée, de ce qu'on a dit au thé, etc. Sa bonne humeur est inaltérable, paraît-il, et il cède toujours doucement devant l'inaltérable mauvaise humeur de nerfs de l'impératrice, comme il cédait autrefois devant ses grandes colères, en se contentant de murmurer:

– Ce n'est rien, c'est le sang russe qui remonte (le sang de l'empereur Paul de Russie).

Le matin, c'est l'impératrice qui, vers dix heures, descend rendre visite à l'empereur. C'est en général le seul moment où les deux majestés se parlent sans témoins. Assurément, la politique ne fait guère les frais de la conversation. L'impératrice qui a renoncé à s'immiscer dans la direction des affaires, surtout des affaires religieuses, – et y a si bien renoncé qu'elle s'est même réconciliée avec son vieil ennemi le prince de Bismarck, – l'impératrice se contente aujourd'hui, [35] comme un simple particulier, d'être tenue au courant par les télégrammes de Wolff et par les résumés du Temps et des Débats (ces derniers même lui exposent, parait-il, plus clairement les affaires allemandes que ne le fait la Gazette de Cologne). Ce dont on cause plutôt, c'est de tel mariage dans la famille ou à côté, de telle audience prochaine et très délicate, du prochain bal, etc. Ce dont on cause surtout, c'est du singulier état de choses existant entre les deux souverains et la maison du prince héritier, et de l'attitude à tenir aujourd'hui, demain, dans les moindres occasions.

C'est là, en effet, le sujet capital des conversations dans les deux palais. De plus en plus, on sent que l'heure va sonner où les uns prendront la place des autres. L'empereur sait que ses meilleurs serviteurs seront peut-être tenus en disgrâce et que son oeuvre sera peut-être gâtée. L'impératrice se dit que, veuve, la vie à Berlin et même en Allemagne lui sera rendue impossible par la nouvelle souveraine, cette étrangère aux goûts tout modernes, dont l'influence lui a déjà enlevé l'affection et le respect de son fils, et elle parle depuis longtemps de se retirer à Rome.

 

Le prince héritier Frédéric

 

Au palais du prince héritier, l'exaspération grandit tous les jours. Le prince vieillit dans l'inaction, son père est trop jaloux de son pouvoir pour lui abandonner la moindre part aux affaires militaires ou civiles. Mais les causes du désaccord sont complexes. L'autorité du chef de famille est chez les Hohenzollern un principe sacré et qui peut être poussé aux dernières rigueurs. A cinquante ans encore, le souverain actuel n'étaitque prince royal etdevait se plier, avec la princesse sa femme, auxcaprices et aux rigueurs souvent séniles du roi, et ce roi n'était que son frère. [36] A leur tour, l'empereur et l'impératrice usent aujourd'hui de leur autorité envers le prince héritier, et surtout envers la princesse sa femme, avec une rigueur parfois invraisemblable. Le prince ne peut faire un pas, une dépense, sans consulter son père et on lui fait sentir durement cette dépendance.

 

La princesse impériale Victoria

 

La princesse impériale ne peut choisir une dame d'honneur pour elle ou une gouvernante pour les princesses ses filles, ne peut voyager, ne peut se faire accompagner en voyage par telle dame, ne peut laisser figurer ses filles à telle fête ou à telle vente de charité, sans l'assentiment de sa hautaine et souvent insultante belle-mère. D'autre part, le prince héritier n'est pas en bons termes avec son fils, le prince Guillaume, qui lui a pris la popularité dans l'armée, en étalant son culte pour l'empereur. Cela suffit pour que les deux vieux souverains gâtent leur petit-fils et sa maison ostensiblement. Le résultat de tout cela est une suite de coup d'épingles, d'avanies étalées même devant le public des bals de cour et la fin de tout cela est aisée à deviner.

 

Le prince Frédéric, l'empereur, le prince Guillaume

et le prince Frédéric-Guillaume

 

Déjà quelques habiles louvoient et s'apprêtent à se trouver du côté du manche au jour du balayage. Au fond, ce fameux jour du balayage sera peut-être très anodin: la nature ondoyante du futur souverain n'a guère permis jusqu'ici que des conjectures, en politique extérieure ou intérieure comme en fait de vie de cour. Seuls les peintres peuvent être sûrs que pour eux ce changement de règne sera un changement de régime artistique, ce dont le besoin ne se fait pas peu sentir à Berlin. [37]

 

 

Quel est le caractère de l'empereur? Quand on pose cette question à quelque familier de la cour, surtout à une femme, la réponse ne varie guère: l'empereur est goldig, il est «d'or.» Et c'est, en effet, le mot qui vous vient à vous-même, étranger, au seul son de la voix du souverain, devant ses manières affables et pleines de noblesse, devant les traits de sincérité qu'on raconte de lui.

Mais ce n'est là, si l'on peut dire, qu'une «seconde manière» chez le monarque. Les intimes qui vivent depuis cinquante ans à la cour lui ont connu une «première manière» bien différente. Le prince digne, correct, détestant les familiarités, ne réservant pas à la seule armée son respect sinon son intérêt, écoutant volontiers parler, ne tranchant sur aucun sujet, évitant tout ce qui pourrait être pris pour des mots historiques, le souverain que nous voyons aujourd'hui, a été façonné d'abord par la princesse Augusta, femme supérieure et toute à l'idéal qu'elle se fait de son rang, ensuite par le caractère providentiel, et sacré pour lui, des événements soudains dont il s'est vu, au déclin de sa vie, choisi pour l'instrument mystérieux.

Le prince royal d'autrefois, avec ses avantages de beau militaire, avec ses facultés qui le confinaient dans la pure étude pratique de l'armée, semblait n'avoir d'autre but que de mériter le sobriquet qu'on lui donnait ouvertement, de Unteroffizier: – sous-officier, être un vrai sous-officier prussien, fier de sa moustache, un mangeur de coeurs, méprisant université, livres, musique, beaux-arts, tout, en dehors [38] de l'uniforme et de la parade, et avec cela, tranchant sur tout. La princesse Augusta, d'origine russe, élevée à Weimar, dans la société de Goethe, élevée dans l'admiration du grand siècle français et qui, encore aujourd'hui, à soixante-quinze ans, repasse presque chaque matin son recueil de locutions élégantes françaises, la princesse obligea le sous-officier à suivre à ses côtés, trois fois par semaine, un cours de littérature qu'un professeur venait leur faire au palais; elle l'obligea à meubler sa conversation, à réformer ses manières, à ne provoquer ni tolérer les familiarités, à ménager ses poignées de main, etc.

Le sous-officier était né bon et docile, il fit ce qu'il put. Il s'était marié par raison d'Etat: on lui rendit vite la liberté, tout en gardant l'influence. L'empereur a toujours conservé pour l'impératrice le plus humble respect: l'impératrice est toujours demeurée pour lui un être à part, d'une autre race, dont les nerfs supérieurs ne souffrent pas la contrariété, dont il faut même respecter les goûts et les manières antigermaniques.

Ce n'est pas seulement à Paris, qui est loin, que la santé du souverain donne lieu à de fausses alertes. Chaque hiver, à Berlin, il arrive au moins une fois que soudain on assiège les magasins de deuil, sur un mot. L'empereur passe rarement une semaine sans s'évanouir de faiblesse, et parfois cela arrive plusieurs jours de suite. C'est la fin, pense-t-on. Le lendemain, il n'y paraît rien: au contraire, et le souverain reçoit son monde, se montre à son peuple. Et c'est ainsi depuis six ans, sans changements sensibles. Un médecin de la cour me disait: «C'est l'image de la parfaite santé jusqu'au premier coup de vent.»