BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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LE BAL DE L'OPÉRA.

 

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Le bal de l'Opéra

 

 

BERLIN, qui est encore une petite ville avec un centre unique et une société fonctionnant régulièrement, a quatre bals fixes par hiver: le Subscriptionsball, – bal de l'Opéra, – où se montre la cour; le Cavalierball, dans les salles du Kaiserhof, – disons l'Hôtel Continental, – où se retrouvent deux fois par an «les cercles les plus exclusifs de la capitale, les messieurs et les dames de la plus haute noblesse»; le bal de la Presse dans le jardin vitré du Central-hôtel et le bal des Artistes dramatiques.

Le bal de l'Opéra n'est pas un bal costumé: c'est un bal de gala bourgeois offert au public, moyennant une entrée de dix francs, et présidé par l'empereur et la cour. Il a toujours lieu en février, – un peu plus tôt, un peu plus tard, – cela dépend de la santé de l'empereur. Si, en effet, le souverain ne peut venir, selon la tradition, ouvrir le bal, en personne, le public, qui en a conservé l'espoir jusqu'au dernier moment et qui compte nombre de provinciaux venus spécialement à Berlin pour cette occasion, la seule où l'on puisse voir l'empereur de près, le public s'abandonne aux plus sombres pressentiments.

 

Le vieux souverain

 

Mais le vieux souverain est trop pénétré de son rôle; les idées de parade, de tradition, de discipline [64] sont trop fortement ancrées dans son cerveau, qui n'en a même guère plus d'autres, pour qu'il manque cette occasion, unique dans l'année et universellement attendue, de montrer à ce public non officiel comment il se tient et marche encore, dût-il pour cela passer par-dessus les ordres de son médecin, le docteur Lauer.

Le public du bal de l'Opéra est assez étrangement composé. D'un côté, l'aristocratie et l'armée y viennent franchement, puisque la cour s'y montre, quitte d'ailleurs, l'aristocratie, à occuper les loges et les galeries, regarder le public circulant sans se mêlera lui et s'en aller peu après la cour, – et l'armée, à faire, comme toujours, bande à part. D'un autre côté, le public civil qui circule et danse est fort mêlé: on y coudoie des acteurs de petits théâtres et nombre de commis. Il arrive donc que toute une partie de la bonne société de Berlin, celle qui ne touche ni à la noblesse ni à l'armée, mais forme surtout la société riche et lettrée, considère comme vulgaire de mettre les pieds au bal de l'Opéra. Il faut d'ailleurs se hâter d'ajouter que, si mêlé que soit ce public, il demeure toujours irréprochable. Tout Allemand, en effet, est né digne et, dès qu'il se sent dans un habit noir, pas un geste ne lui échappe qui ne lui vienne d'une étude attentive de la tenue de ses supérieurs hiérarchiques.

Comme en toute occasion semblable, dans ce bon Berlin où l'on respire le petit état de siège, les alentours de l'Opéra sont, ce soir-là, soigneusement balayés par la police à cheval, et, comme toujours aussi, on retrouve au bord du trottoir cette haie de pauvres gens, au teint hâve, aux cheveux blond filasse, regardant bouche bée et ne songeant pas à se permettre le moindre mot, la moindre gouaillerie. [65]

 

 

On n'imagine pas un Opéra moins gai que l'Opéra de Berlin. A l'extérieur, un petit temple grec noirci par le temps, avec une pauvre entrée dont on pousse la porte de bois nue et salie, et par où on peut à peine passer deux de front; au dedans, une salle pour dix-huit cents personnes, sans plafond peint ni statues, ni décoration, mais criblée de vilaines moulures dorées; autour de la salle, un étroit corridor lambrissé de bois avec les vestiaires et deux niches, l'une pour la marchande de livrets d'opéra à 25 centimes, l'autre pour le marchand d'eau de Seltz, deux petits commerces qui vont très bien. Depuis trois ans, on a un foyer, ou du moins la salle de concert de l'Opéra. Une salle toute nue, avec un divan circulaire au milieu, est livrée comme foyer au public, quand il n'y a pas concert.

C'est à neuf heures qu'arrive la cour. Dès huit heures, les loges et les galeries sont occupées, et il est impossible de circuler dans la salle. Le parquet a été débarrassé de ses sièges et surhaussé à hauteur de la scène, qui est également livrée au public dans toute sa profondeur. Dans la cohue qui circule, le premier coup d'oeil ne perçoit naturellement qu'uniformes; les habits noirs en forment un bon quart cependant. Les uniformes sont, comme toujours, irréprochables. Mais ces habits noirs! C'est ici comme dans tout salon de Berlin qui n'est pas un peu cosmopolite. Un habit bien coupé est une rareté qui fait sensation.

Quiconque porte les escarpins vernis au lieu du soulier quotidien ou de la courte botte chère à l'Allemand, en a presque le reflet triomphant sur le visage. Quant au claque, il est le plus souvent remplacé [66] par le chapeau de soie brossé à rebrousse-poil par la cohue des vingt bals et si démodé de forme qu'un de nos cochers de campagne en voudrait à peine. En revanche, les cravates blanches sont en satin, s'étalent largement et l'on est toujours hermétiquement ganté des deux mains. Le plus grand nombre de ces habits noirs est orné de décorations; les brochettes foisonnent; tel acteur est affublé d'une douzaine de croix.

Il se trouve toujours, d'ailleurs, quelque Berlinois sceptique et non décoré pour vous dire: «N'y faites pas attention: l'Aigle rouge, l'a qui veut; quant à la Croix de fer de 1870, comme vous voyez, on l'a donnée à tout le monde.»

Faut-il parler des toilettes féminines? On a beau, Français, arriver à Berlin avec la résolution de se débarrasser de toutes les légendes, on est forcé par l'évidence à s'avouer que la légende du mauvais goût allemand, surtout sur ce chapitre de la toilette féminine, n'a pas été inventée à plaisir. Il suffit, d'ailleurs, pour en avoir le coeur net, de causer avec une Allemande qui a vu Paris et qui se fait habiller, sinon à Paris directement, du moins chez quelque Parisien de l'avenue des Tilleuls. Bien mieux, une Allemande qui ne sera pas Berlinoise vous répondra nettement: «Ce que vous voyez là, c'est le goût berlinois, et non le goût allemand.»

Ce qui frappe surtout dans ces toilettes, c'est le manque d'unité, d'harmonie et de discrétion. La disparate entre les diverses pièces est souvent poussée jusqu'au grotesque. D'ailleurs, l'Allemand a trouvé une enseigne de génie pour ses magasins de nouveautés. Tous ces magasins, même les plus distingués, celui d'où parfois l'impératrice fait venir ses [67] toilettes, arborent, cyniquement, cette enseigne caractéristique: Mode-Bazar. Et vraiment, toutes ces dames se sont affublées à leur fantaisie de pièces et de morceaux ramassés dans un bazar de la mode.

Après cela, pas une qui soit bien coiffée, ni bien chaussée. La démarche est sans grâce, les gestes sont trop naturels, les voix fortes et monotones, les rires sans nuances.

 

 

Les loges et les galeries offrent naturellement un aspect moins hétéroclite et plus correct. Elles sont occupées par cette société qu'on caractérise à Berlin d'un mot bien allemand hoffähig, c'est-à-dire propre à la cour, qui peut être invité à la cour.

 

Dans la loge

 

Dans les deux avant-scènes de droite, quelques ambassadrices. – Mme de Courcel ne manquait jamais de s'installera la première place. – Des ambassadeurs en petite tenue, les attachés et attachées garnissent les deux loges attenantes.

Quand l'empereur et la cour entrent, le corps diplomatique et le public assis se lèvent et attendent que le souverain ait pris place. La famille impériale occupe deux avant-scènes. L'impératrice, qui n'a qu'un goût médiocre pour la popularité et pour le public berlinois, ne se montre jamais au bal de l'Opéra. L'an dernier, cependant, la fantaisie lui vint, bien qu'elle se fût évanouie de faiblesse dans la matinée même, d'y faire une apparition. On l'installa dans un coin d'avant-scène, immobile et hiératiquement parée. Les Berlinois, qui ne l'avaient pas vue depuis des années, et à qui, d'ailleurs, certain genre de beauté et de grandeur restera toujours [68] fermé, passaient et repassaient devant leur souveraine oubliée, comme inquiets de cette apparition, osant à peine approcher et regarder.

 

 

Le public est plus habitué aux figures de la princesse impériale, des princesses Victoria, Charlotte, et de la princesse Guillaume. Il circule devant les loges royales et peut admirer de près. Le bal de l'Opéra est une des fort rares occasions où les princesses se parent de leurs diadèmes et de leurs diamants. Après une demi-heure de cette revue sur place, l'intendant général des théâtres royaux fait un signe. Un choeur, installé dans une galerie au-dessus de la scène, chante ce qu'on appelle la polonaise.

Précédée de ce même intendant devant qui le public se range en deux haies serrées, la cour descend, formée en cortège, et ouvre le bal en faisant lentement deux fois le tour de la salle.

C'est le moment le plus intéressant du bal et sa raison d'être. C'est assurément aussi, maintenant qu'il ne monte plus à cheval à la parade, le moment de l'année où, regardé de près par ce public non ordinaire, le souverain fait son plus grand effort pour se redresser encore une fois, ne pas trop traîner les pieds en marchant, ranimer ses yeux et sourire. Comme toujours, il donne le bras à la princesse impériale, mais on voit que c'est plutôt le bras de la princesse impériale qui soutient fortement le sien.

La cour reprend sa place; les danses commencent, mais sans beaucoup d'entrain encore; ce sont les militaires qui vont de l'avant; les habits noirs attendent. [69]

 

 

Cependant l'empereur, accompagné d'un aide-de-camp, quitte sa loge, fait le tour par les corridors, a à subir en chemin quelque présentation, le plus souvent d'un chanteur ou d'une chanteuse, nouvelles recrues de l'Opéra, et va dans la loge diplomatique s'asseoir entre deux ambassadrices, et là causer vingt minutes. Causer, hélas! Le public qui voit le souverain remuer les lèvres, sourire, rire, retrousser ses moustaches, et ces dames sourire également d'un air charmé, le public s'y trompe.

Mais toute la conversation se borne au vague monologue français de l'empereur. Il est inutile de lui répondre: la fatigue de son esprit étant au moins aussi grave que sa surdité. Une heure après, l'empereur et la cour rentrent au palais. Avec le départ de la cour, les loges et les galeries se dégarnissent peu à peu de moitié, et, peu à peu également, le corps diplomatique s'évanouit, sauf quelques jeunes attachés qui descendent se mêler au public dansant, pour faire admirer leur habit de Paris ou de Londres et l'impertinence de leur accent français. Et de fait, le bon Berlinois qui les frôle, admire, envie, et se sent incurablement Berlinois.

 

 

Dès que la cour a ouvert le bal, un quart du public, celui qui se propose de danser ferme jusqu'au matin, comme on danse à Berlin et à Vienne, s'est précipité vers le foyer où l'on a installé un buffet et des tables. En un instant, elles sont toutes prises. On ne soupe pas précisément, on ne peut guère se faire [70] servir que des huîtres, du homard, un beefsteack et du Champagne, ce qui est très berlinois.

Rien d'amusant comme de circuler entre ces tables, de perdre la notion du goût à travers cette orgie de toilettes, d'écouter ces bavardages sur l'empereur et sa cour et de se donner une petite fois encore le spectacle de la tenue allemande à table.

 

Le foyer où l'on a installé un buffet

 

Au fond de la salle, derrière la scène, est installée l'inévitable buvette à bière. Les épaules décolletées, les uniformes, les habits noirs y font queue: la buvette ne désemplit pas. Quelques-uns entrent en souriant, de l'air de dire: «si nous nous encanaillions?» mais semblent, en sortant, plutôt malheureux de n'avoir pas osé «renouveler». Cette affectation de mépriser parfois la bière, par bon ton, n'est pas rare. Les Allemands ne se déferont jamais absolument de leurs préjugés français.

Quand il ne sent plus au-dessus de lui la gêne de la présence de la cour, ni la curiosité probablement impertinente du corps diplomatique, le public venu pour danser se sent enfin chez lui et danse comme chez lui.

Les uniformes de lieutenant et les toilettes accompagnées d'habits noirs fusionnent peu à peu. Tout ce monde est franchement gai, sans éclat ni bavardage. Toutes les joues sont roses; tous les yeux brillent, même à travers les lunettes. Bientôt le parfum de ce bal, fait d'eau de Cologne et de l'odeur de l'encaustique dont on a fort ciré le parquet, est à son comble. On n'a plus honte de la buvette à bière dissimulée derrière la scène, et le dernier attaché d'ambassade, à l'habit confectionné à Londres, au plastron étoile d'un cabochon, peut disparaître, ne produisant plus le moindre effet. [71]

Les journaux de demain auront de la copie et rééditeront les clichés élégants émaillés d'expressions françaises, avec une insistance de provinciaux.

Demain aussi, toute l'Allemagne saura que l'empereur a encore ouvert une fois le bal de l'Opéra, qu'il avait bonne mine et a causé avec la plus grande vivacité, etc. Pour toute l'Allemagne, c'est là le présage d'une prolongation d'existence assurée pour une année encore. L'empereur a ouvert le bal de l'Opéra: il pourra donc assister à la grande parade du printemps, avoir ses entrevues d'été et suivre les manoeuvres d'automne.