BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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AMOUR DE LA HIÉRARCHIE.

TITRES. DÉCORATIONS.

 

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L'AMOUR des titres est un des traits du caractère allemand les plus connus en France. On connaît surtout le wohlgeborene (le bien-né) et le hochwohlgeborene (le supérieurement bien-né), dont on fait encore précéder les noms sur les enveloppes de lettres.

 

Hochwohlgeboren

 

L'ordre de préséance en Prusse compte quarante-trois catégories. (Un député est dans la quarantième catégorie, il vient après les officiers inférieurs de la cour.)

Le titre qu'on a, on ne l'omet en aucune occasion et l'on ne perd aucune occasion de s'en envelopper, même la plus insignifiante. – Voici une petite exposition de curiosités d'art. Des amateurs ont prêté des objets. Je n'ai qu'à copier dans le catalogue: on y lit: Tel objet à M. le banquier un tel, tel autre à M. le professeur... ou à M. le conseiller de commerce, et même à M. le rentier!...

Il est certain personnage à la cour dont le titre est: der geheime Cabinetsrath wirkliche geheime Rath von..., Excellenz (le privé conseiller de cabinet, réel conseiller privé de..., Excellence). [73]

Quand l'historien connu généralement sous le simple nom de Léopold Ranke était malade, dans le mois de sa mort, et que les journaux donnaient des nouvelles de sa santé, on pouvait lire dans ces journaux: «Le réel conseiller privé professeur, docteur de Ranke a passé une nuit agitée.»

L'emploi des titres est si naturel qu'ils se débitent entre personnes vivant ensemble familièrement depuis des années. De temps en temps, la sentimentalité allemande fait d'un titre un diminutif d'affection. Je garde comme un de mes étonnements d'Allemagne ce mot d'une dame rencontrant une amie et lui disant: «Comment allez-vous, Geheimräthchen?» C'est-à-dire que l'interpellée a pour mari un de ces éternels conseillers privés, que ce titre est porté naturellement par sa femme et que voilà une amie qui ajoute au titre de quoi faire un diminutif mignard, comme qui dirait: «Comment allez-vous, ma petite conseillère privée?»

Cet amour des titres est contagieux: n'a-t-on pas vu la célèbre pianiste Mme Essipoff, qui est une Russe et une sauvage, ayant joué à la cour, renvoyer son cachet et demander en échange le titre de «pianiste de la cour». Ce titre ne signifie rien et ne rapporte rien. Mme Essipoff reçut son titre.

On lit dans un journal: «Mme Hofmeister vient d'être nommée, de chanteuse d'Opéra à la cour, au titre de chanteuse de chambre.» Rien de changé d'ailleurs.

On connaît l'abus du Herr Doctor et du Herr Professor.

Herr sonne magnifiquement. Der Herr signifie en même temps le Seigneur et ce Monsieur. [74]

Un garçon de restaurant avertissant un autre garçon: «Par ici, Herr collègue

Un garçon de café s'adressant à l'espèce de garçon supérieur chargé, dans les cafés de Berlin, de recevoir le payement, lui donne son titre de «Monsieur le garçon supérieur».

Entendu une bonne quittant une autre bonne sur le palier d'une porte dire: «Adieu, collègue.»

Quand on n'a aucune espèce de titre, mais qu'on est dans la classe moyenne, on fait partie des Herrschaften (traduction exacte «les seigneuries»).

Une maison possède un escalier de service, le bas de l'autre escalier porte la mention: «Seulement pour les Herrschaften.» – «Que désirez-vous, mes Herrschaften?» vous demande le garçon de café.

Beaucoup de magasins de livrées. Les étoffes vert purée de pois et les guêtres couleur café au lait sont l'élément prépondérant.

On ne voit pas ici comme chez nous, dans la rue, des rubans ou des rosettes à la boutonnière. Exception faite pour le large ruban blanc et noir de la dernière guerre: on le voit assez souvent dans la rue.

 

Les poitrines sont encombrées

 

Mais dans les soirées, les bals de cour, etc., que les poitrines sont encombrées! J'ouvre un annuaire. La croix la moins donnée est celle Pour le Mérite, étoile qui porte cette inscription française. Française? pas tout à fait: il eût fallu dire: Au Mérite. On sait qu'à propos de cette croix, Schopenhauer lançait la boutade suivante: «Pour le mérite! mais toutes les croix devraient être pour le mérite!» Cet ordre a quatre degrés, le dernier degré est désigné ainsi: Für Wissenschaften und Künste, «pour les sciences et les arts». [75]

 

Pour le Mérite

 

L'Aigle Rouge est non seulement commun, mais il compte encore... quarante degrés.

 

L'Aigle Rouge et l'Aigle Noir

 

L'Aigle Noir est «simple» ou «avec la chaîne». Puis vingt sortes d'ordres de la Couronne. Puis seize de la Maison de Hohenzollern. Quatre variétés de la Croix de fer, la croix de la dernière guerre (quel métal prétentieux!) Deux ordres de Johanister. Une médaille du Mérite militaire. Une de Service; deux enfin de Hohenzollern.

 

L'Ordre de la Couronne et la Croix de fer

 

Ce ne sont là que les décorations prussiennes. Imaginez, pouvant consteller encore ces larges poitrines: une dizaine d'Anhalt, une dizaine du grand-duché de Bade, une quinzaine de la Bavière, une dizaine du Hanovre, une demi-douzaine de la Hesse (côté prince), et une douzaine (côté grand-ducal), six de Lippe, une douzaine du Mecklembourg, une dizaine de Nassau et autant d'Oldenbourg; douze de la Saxe royale, huit de la Saxe grand-ducale et six de la Saxe simplement ducale, deux de Waldeck, huit de Wurtemberg; Hambourg, Lubeck, Brême ont chacun la leur.

Ces décorations ne sont peut-être plus toutes employées et peut-être en est-il quelques-unes d'absolument fossiles (au moins dans certains de leurs degrés), mais, enfin, voilà ce qui est sorti de ce pays.