BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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LA RUE.

 

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L'ALLEMAND, même Berlinois n'est pas flâneur. Mais comme la capitale grandit et embellit et que la rue offre, de plus en plus, des distractions, le personnage existe, plus ou moins. Seulement, il n'y a pas de mot allemand et le chroniqueur écrit: der flâneur von profession.

Les armes de Berlin sont un ours qui, dressé sur ses pattes de derrière, fait le beau.

Berlin a quarante mille maisons et n'en avait que la moitié, il y a vingt ans. Berlin a un métropolitain, un ciel en toile d'araignée de fils téléphoniques, l'éclairage à l'électricité assez répandu et, depuis un an, de petites halles remplaçant les puants marchés en pleine place publique.

Jamais d'encombrement, jamais un véhicule lancé trop vite. L'omnibus est tout à fait faubourien, l'ouvrier seul en use. Les tramways sont des joujoux, à toit bas, sans impériale. Le tramway est bien vu, les officiers en uniforme s'y montrent quotidiennement. Le cocher se tient debout; au lieu de notre trompe à pédale, il a sous la main une cloche dont il abuse horriblement. On paye selon la distance qu'on doit parcourir et non selon un tarif uniforme: il y a pour cela un système de tickets que l'on contrôle. Pour stations, un poteau; pas de numéros. [87]

 

L'omnibus est tout à fait faubourien, l'ouvrier seul en use

 

Les murs ne sont pas charbonnés d'obscénités ou de «vive ceci, vive cela».

On ne lit pas dans la rue. On ne voit jamais des gens avec la serviette de cuir sous le bras.

Pas de noms de rue intéressants: c'est toujours la rue Augusta, la rue Guillaume; la rue Frédéric, les rues Charles et Charlotte, la rue Dorothée, les rues Moltke, Bismarck, Goethe, Schiller, – aucun nom imagé, sauf Sous les Tilleuls.

Les cafés n'ont pas de terrasse sur le trottoir.

Discipline de la rue. – Un commis portant une hottée de cartons à chapeaux en pyramide est appréhendé par un sergent qui le force à quitter le trottoir.

Jamais vu de petit pâtissier blanc. Jamais vu un décrotteur. Pas de métiers ambulants, pas de cris dans la rue, ni revendeurs des halles, ni marchands d'habits, ni rempailleurs de chaises, ni marchands de tonneaux, ni vitriers, etc. Il faut excepter l'homme qui repasse à la roue les couteaux, les ciseaux. Mais cet homme est sinistre: au lieu de chanter pour appeler le client, il frappe d'un marteau sur sa pierre, ce qui donne un bruit peu brillant. Le Parisien tout transi se rappelle alors le sifflet des marchands de robinets.

Le facteur en uniforme militaire, avec son portefeuille aux lettres attaché devant, à la boucle de son ceinturon.

 

Une boîte aux lettres

 

Les boîtes aux lettres des rues sont tout à fait charmantes, grandes, en fer forgé et peintes en bleu, jolies à voir. C'est pour les postes, je crois, qu'on a fait le plus de folies en Prusse. Le ministre Stephan a voulu faire grand. Des petites villes de vingt mille habitants possèdent ainsi de vrais palais. [88]

Les commissionnaires stationnent çà et là. Casquette vernie au rouge avec un numéro et ce mot: Express. Pour quelques sous, ils vous font une commission à l'autre bout de la ville. Et avec quelle rectitude! Une rectitude qui n'est guère possible que dans une petite ville.

Béatitude des sergents de ville dans leur corporation. Quand il pleut, vite le manteau de caoutchouc; en hiver, un col de fourrure au manteau. La pointe de leur casque est mouchetée d'une boule.

Les marchands de fleurs, – toujours des muguets, – doivent se tenir au ras du trottoir, dans la rue. Ces marchands sont des voyous, de vagues filles et des vieilles en cheveux gris. Je parle ici du coin de l'avenue des Tilleuls et de la rue Frédéric.

Tous les chiens sont muselés. A part les molosses genre de celui de Bismarck et avec lesquels se pavanent de fortunés étudiants, on ne voit guère que les pauvres bêtes tirant la charrette.

 

Une charrette attelée de deux chiens muselés

 

Edilité parcimonieuse. – Peu d'arrosage: nos lances sont inconnues. En août, les grandes rues sont intenables de poussière, on crie après une goutte d'eau. La neige tombe et durcit, des traîneaux remplacent les fiacres et filent, le cheval agitant ses sonnettes dans le silence de corridor des rues; on peut se promener ainsi à travers le bois, sans encombre. Puis vient le terrible dégel et les informes caoutchoucs aux pieds.

 

Des traîneaux remplacent les fiacres

 

Etrange, presque une gageure, le ramoneur. Il est vêtu d'un collant complet et noir, comme un clown funèbre, il traîne des savates, il tient quelques ustensiles et est coiffé d'un chapeau de haute forme! Vraiment, ses allures sont celles d'un revenant, il semble quelque échappé de cirque. Et, avec ses paupières [89] noircies, on ne sait pas s'il vous regarde.

 

Un ramoneur

 

Les Berlinois sont à peine habitués à leurs ramoneurs, du moins, ils leur sourient encore. Mais leur admiration pour le corps des pompiers est toujours prête. Une cloche affolée sonne, scandant un lourd galop. Tout s'écarte, et c'est la première voiture: huit pompiers s'y font vis-à-vis avec leur grand casque aux ailes rabaissées; le cocher est flanqué de deux sergents de ville et sur le marchepied se tiennent deux autres pompiers, l'un agitant une cloche, l'autre tenant un flambeau enduit de poix qui goutte des morceaux de feu sur son chemin.

Une des impressions désagréables de Berlin, c'est le manque d'eau. On n'en voit pas, la ville est toute sèche. Et les vilaines pompes, çà et là! La branche à pomper, et un goulot qui sort d'une informe gaine de planches.

Dès onze heure de nuit (les Tilleuls sont déserts depuis longtemps), les voitures-brosses commencent à balayer la poussière de la rue Frédéric, et cette rue est à cette heure la seule vivante de Berlin. J'ai dit vivante, il faudrait dire viveuse. Quel spectacle grotesque et navrant, que ce coin viveur! Sur le pas des portes, cinq à six pauvresses accroupies tiennent un stock d'allumettes sur leurs genoux et gémissent: «Des allumettes, des allumettes.» Des voyous vous importunent de la même offre en vous appelant: «Monsieur le baron, monsieur le docteur, monsieur le professeur.» Un homme même, affaissé sur des béquilles, vend de ces allumettes. Mais le plus étonnant à cette heure est un torse enchâssé dans une caisse à roulettes et circulant en s'aidant des mains: il porte une grande barbe blonde et des lunettes et vend des allumettes. Tout ce monde est loin pendant [90] le jour; sa place dans le coin viveur n'est permise que dès dix heures. Ce qui est permis la nuit et devrait l'être le jour, c'est la vente ambulante des oranges. Elles sont là, à cette heure, les charrettes arrêtées, tandis que les bons chiens, sur leur torchon, dorment d'un oeil.

Et le demi-monde (car c'est jusque-là que le tact berlinois a fait descendre le mot de M. Dumas) bat le trottoir, sans se retourner. En hiver, c'est terrible. Heureusement, brille là-bas la lanterne du marchand de saucisses chaudes. On en prend une, qu'on déguste en se penchant sur le ruisseau pour ne pas se salir.

Les cafés restent ouverts toute la nuit.

La rue Frédéric débouche encore dans les Tilleuls par les Galeries de l'Empereur, une construction ultra prétentieuse et dorée. Ces galeries sont le vrai foyer de toute cette petite région. Un café viennois; puis, tout le reste, magasins de toc et de simili, tout le bazar du mauvais goût sans le sou. Et dans le coin extrême, un marchand de photographies et de petites brochures. Ces brochures: Pour les hommes seulement: Guide de Berlin de nuit de six heures du soir à six heures du matin, indispensable à l'étranger, utile à l'indigène, intéressant pour tous; le Demimonde berlinois, etc.

Mais loin de ces lumières, là-bas, lentement, se promène un fonctionnaire; il a le sabre-baïonnette au côté, la casquette militaire, un trousseau de clefs: c'est le veilleur de nuit. Berlin n'a pas de concierges, ou bien ceux-ci n'ouvrent plus dès dix heures du soir. Il faut toujours avoir sur soi la clef ouvrant la porte qui donne sur la rue. Si vous avez oublié votre clef, le veilleur de nuit, qui en a un double, vous ouvrira moyennant dix centimes. [91]

Le Berlinois, qui est spirituel, a trouvé le mot suivant. Quand on lui raconte quelque chose d'étonnant, il répond: «Bah! on a vu mourir un veilleur de nuit en plein jour.»

Cette absence de concierges fait que le facteur doit lui-même monter ses lettres et que l'on doit ajouter à l'adresse le numéro de l'étage et si c'est à gauche ou à droite.