BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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LE CAFE-CONCERT.

 

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LE Reichshallen est le vrai café-concert berlinois, et le seul d'ailleurs. Le parterre est livré aux premiers arrivants; il consiste en tables mobiles entourées de chaises; entrée, 1 franc, les enfants 50 centimes. Les gens du parterre viennent une heure à l'avance. Il y a ainsi des tables de dix personnes. Les enfants s'amusent, se poursuivent, vont, reviennent sur les genoux de leur père; quelques femmes font du crochet, les hommes fument leur cigare, tout le monde boit. En haut, une rangée de loges et, derrière, des galeries étagées. La salle est splendide et spacieuse comme toutes les salles à Berlin. Au fond, la scène; le rideau est composé de toutes les armoiries de l'Allemagne. On vend un programme; le détail de la représentation y est entouré de sept réclames: deux pour des pianos, une pour de la bière (vingt-cinq bouteilles pour 3 francs), une pour des cigares.

 

Le Reichshallen

 

Le spectacle se divise toujours en trois parties, les entr'actes sont longs, l'orchestre joue comme si on était venu pour lui (ce qui est un peu vrai de ce public). Tout cela est d'une longueur insupportable.

Le spectacle se compose surtout de la chanteuse, des gymnastes, de curiosités et se termine par une pantomime.

L'enthousiasme du parterre est toujours le même [105] et pour tous les artistes. On les rappelle trois, quatre fois; on leur demande des suppléments jusqu'à ce qu'ils n'en aient plus. Et, chose bien anti-française, quand le public s'obstine à rappeler et applaudit encore, si quelques chut se font entendre, les bravos de rappel cessent d'ensemble et d'emblée: habitude irréfléchie de discipline.

En haut comme en bas, buffet: bière, hareng, saumon, oeufs durs, anchois, caviar, veau froid, langue de boeuf, jambon, gruyère. On peut avoir aussi des saucisses et du roastbeef mayonnaise. On peut même se faire apporter à sa table des viandes chaudes. Dans les silences des tours de force angoissants, le bruit dominant qui monte est un bruit de vaisselle, de verres. Dans les loges, on est trop chic pour manger; mais le monsieur et la dame tiennent chacun leur verre de bière, trinquent, boivent et le reposent sur la petite planchette.

 

En haut comme en bas, buffet

 

La bière va vite; on voit, dans les coins, de petits tonneaux qu'on n'a pas pu encore remiser.

Les «artistes» qui remplissent le programme, on les a vus à Paris, on les voit partout. Le seul numéro indigène est la chanteuse. Son costume est de la canaillerie la plus économique, jupe courte, hautes bottines en satin rose ou vert, épaules décolletées, gants à nombreux boutons, et les vertueuses tresses sur le dos. Dandinement d'oie, bras arrondi, piétinement sur place, main sur le coeur, effets de petits doigts, pas autre chose. Jamais une pointe excentrique. Quand la chanteuse est viennoise, il y a moins de prétention, plus de souplesse, et le répertoire est un peu plus tintamarresque. Mais les Berlinois n'oublieront pas certaines chanteuses parisiennes et américaines qui passèrent ici.