BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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ECOLE DES BEAUX-ARTS

EXPOSITION DES TRAVAUX D'ÉLÈVES

ARTISTES.

 

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PAS de sacro-sainte tradition comme chez nous. Ces élèves font de l'art naïvement et font ce qu'ils veulent. Ils ont tous nos cours, plus un atelier pour le paysage et un atelier pour le dessin et la peinture d'animaux.

L'exposition des travaux d'élèves ferait rire notre école, élèves et professeurs. L'impression générale est celle d'une exhibition de pensionnats. Très peu de modèle vivant, beaucoup de dessins d'après la bosse, de patientes planches d'anatomie, des portraits de dames au crayon; des natures mortes (têtes de morts et bocks), des salles entières de petites niaiseries à la mine de plomb avec signatures appliquées; enfin, jusqu'à des caricatures, des vignettes humoristiques pour journaux, des titres et des lettres enguirlandées de fioritures.

 

L'École des Beaux-Arts

 

L'école compte au moins une dizaine de professeurs.

En attendant l'ouverture du Salon (Exposition Menzel) je stationne dans le corridor d'entrée. Des élèves sont là. Ils portent le vaste feutre que nous [120] appelons un Rubens et sont hermétiquement gantés. Poliment, avec des courbettes, ils donnent des renseignements aux dames. L'un d'eux est coiffé d'un Rubens sur le côté, est frisé, et porte un veston de velours et un pantalon gris-perle très évasé du bas et à sous-pied. Tous se font une tête et une tenue, aucun ne donne dans le genre canaille. Je regarde le cadre aux affiches; des réclames de restaurants et de brasseries, plusieurs annonces de loueurs de costumes pour cortèges historiques (ces cortèges et costumes sont la manie des élèves; ils s'en donnent au moindre anniversaire).

Il y a un club des artistes; une vraie cave. Passé une soirée là-dedans; passer une soirée, cela consiste à s'asseoir autour d'une table avec une ou deux personnes et là, boire et même manger en écoutant le bruit du billard voisin. Au mur, tout autour de la salle, des portraits d'artistes, tous parfaitement inconnus. Et des devises; d'abord la devise philosophique, bien allemande, toujours vide, comme: «Le temps va vite vers l'éternité», puis la devise artistique: «Dieu a créé l'être de l'argile, essaye, c'est aussi en ton pouvoir.» Une copie du faux Rubens du musée. A cette cave se rattache, en montant quelques marches, une salle plus claire où l'on expose à l'occasion les «tableaux à sensation» qui traversent Berlin: le Christ, de Munkacsy, les Deux Soeurs, de Giron, la Jacquerie, de Rochegrosse, etc...

 

Peinture de Munkacsy, Giron et Rochegrosse

 

Les Salons berlinois sont chose irrégulière; on n'a pas de local. Il y a des années où, tout bonnement, il n'y a pas de Salon. L'entrée est de 50 centimes. Ce n'est pas le lieu, et ce serait surtout hors de ton de parler de l'art allemand. En mettant de côté l'extraordinaire génie qui s'appelle Adolphe Menzel, cet [121] art vient après l'art français, l'art anglais, belge, hollandais, italien, espagnol.

 

Adolphe Menzel

 

A une vitrine de fournitures d'art une brochure: Pour devenir connaisseur en peinture, en soixante minutes [Otto von Leixner: Anleitung in 60 Minuten ein Kunstkenner zu werden, Berlin 1884]. Deuxième édition.

Autant la critique musicale est intéressante et compétente dans les moindres feuilles quotidiennes, autant la critique d'art est nulle.

Il y a trois magasins de tableaux exposant des toiles à leurs vitrines. Deux qui sont voisins, avenue des Tilleuls, et dont les vitrines n'exhibent guère que les éternelles vues italiennes d'Achenbach [Andreas Achenbach], des vues de Suisse par quelques sous-Calame [Alexandre Calame], des sentimentalités de famille par Knut-Ekwald [Knut Ekwall], des almées de Sichel [Nathaniel Sichel], etc... et cette vitrine s'éternise, se renouvelle lentement. Depuis un an, l'un de ces magasins a été pris par un marchand de Cologne qui organise de petites expositions «à l'instar» de celles de la rue de Sèze, mais combien piteuses. Et puis l'entrée de ces expositions coûte un franc: ce qui ne s'est jamais vu.

 

Peinture d'Achenbach, Calame, Ekwall et Sichel

 

Le troisième de ces magasins se trouve rue Behren, la première rue immédiatement parallèle à l'avenue des Tilleuls. C'est là le seul magasin artiste de Berlin; le maître est M. Gurlitt [Fritz Gurlitt], un homme jeune encore, très intelligent, et qui est au courant de ce qui se passe en art au delà des frontières. La boutique est étroite, mais on y fait de temps en temps de bonnes expositions, tantôt de plusieurs maîtres, tantôt d'un seul: audace mémorable, on a pu y voir une exposition d'impression­nistes français. Si Berlin devient un peu artiste, il le devra beaucoup à M. Gurlitt.