BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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[114]

 

 

AU RESTAURANT.

 

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LE dîner dans les restaurants est à prix fixe et à la carte; le prix du dîner dans le premier restaurant de Berlin est 4 francs.

Je prendrai comme type moyen un bon restaurant dont le dîner coûte 1 fr. 50 (rien des restaurants de ce prix-là à Paris). Il n'y vient guère que des habitués; des jeunes employés de quelque ministère qui se traitent de «Monsieur le comte», «Monsieur le baron», une demi-douzaine d'officiers d'artillerie toujours en uniforme et des bourgeois et des bourgeoises à l'avenant, une table est enfin réservée à quelques membres du Landtag. On peut venir dîner là dès une heure, le restaurant chic ne sert que dès deux heures.

 

Au restaurant

 

Un client entre; s'il s'assied à votre table, il vous salue d'abord et souhaite "que votre repas soit béni». Ensuite, et cela est général, officier ou pékin, il plonge ses deux mains dans les poches des basques de son habit, il en retire deux petites brosses, et le voilà qui, des deux mains, met vigoureusement en ordre sa raie de derrière et ramène ses cheveux par dessus ses oreilles. (Ceci est la coiffure élégante que tout le monde se donne. Le simple soldat a pour ordonnance de ramener ses cheveux par-dessus ses oreilles.) [115] Cela fait, il attend son potage, et parfois arrange ses ongles en l'attendant.

En quoi consiste la façon de mal manger de l'Allemand? Tout d'abord il mange avec son couteau, il soulève des bouchées avec la lame de son couteau et les porte ainsi à sa bouche, et en la retirant, serre des lèvres cette lame sans se couper, sans amener une effusion de sang! Et l'on ne voit pas ceci qu'à la table des gens médiocrement élevés, on le voit partout, on le voit à la table de la cour. Il en est qui se servent ainsi du couteau pour tous les plats. La fourchette ne leur sert qu'à recevoir des pâtés de purée et de moutarde que le couteau polit et repolit. Leur façon de couper la viande est atrocement vulgaire, ils ne tiennent pas couteau et fourchette en avant et de haut, mais coupent en écartant les coudes. Le reste est fait de vingt petites horreurs qui prennent place «entre l'assiette et les lèvres», et cela se termine par la grossière manie de cacher sa bouche d'une main tandis que de l'autre il se cure les dents.

J'ai peur de pousser à la caricature, mais je ne puis oublier un brave Allemand de bonne bourgeoisie habitué de ce restaurant. Je le vois, énorme et blond avec ses lunettes, manger, le nez dans son assiette comme ces pâtres du Brutium dont parle Flaubert, couper chaque bouchée de pain, du couteau, prendre sa bouteille par la panse (et de quels cinq doigts!), lever son verre de Moselle et le regarder à la lumière, y tremper d'abord la lèvre, boire avec componction, puis se rejeter sur le dossier de son siège et caresser sa barbe informe.

On fume à toute heure dans un restaurant. Dès que le restaurant ouvre vous pouvez venir expédier votre dîner puis enfumer la pièce où vous vous trouvez, [116] à l'intention des clients qui vont arriver. Il y a immuablement sur la table à laquelle vous vous asseyez, à côté de la corbeille de petits pains et des cure-dents de buis, la boîte d'allumettes enchâssée dans un cendrier de fonte.

Les petits pains dont je viens de parler ne sont pas plus gros que le poing, un seul suffit à l'Allemand pour accompagner tout un dîner, et il en consomme la moitié avec son potage, non pas dans son potage, mais avec. Les Français étonnent les garçons avec leurs rappels incessants de petits pains, mais on ne leur fait pas payer un supplément. Le Français fut toujours connu pour son amour du pain. Au moyen âge il portait le surnom de Jean Farine.

 

Une carte à manger

 

Dès cinq ou six heures, la carte à prix fixe disparaît et fait place à une carte grande comme un petit journal, divisée en deux: mets chauds, mets froids. Sur cette carte, les prix sont montés de beaucoup, mais les morceaux et la cuisine sont tout autres. On peut souper avec cette carte jusqu'à onze heures du soir. Il est agréable de souper le soir, aux lumières, une des horreurs du jour disparaît: la crasse générale du frac du garçon.

La cuisine allemande est reconnue comme la dernière de toutes, comme la française est la première. (M. de Bismarck l'a lui-même reconnu en disant: «La France est faite pour produire au monde des coiffeurs, des danseurs et des cuisiniers.») Beaucoup de restaurants mettent sur leurs affiches ou leurs annonces: «Cuisine française.» Ceux dont le patriotisme répugne à cet hommage disent: «Cuisine viennoise, française et allemande.»

Un Français est étonné quand il entend dire, et furieux quand il en fait l'expérience, que le restaurant [117] à Berlin n'ouvre qu'à une heure, deux heures, trois heures. Le Grand Hôtel de Berlin n'a même table d'hôte qu'à quatre heures. On a peur de se couper l'appétit, on erre presque affamé de midi à une heure, deux heures. Arrive l'heure bénie, on se met à table, voilà une quantité de plats qui défilent. On sort. L'après-midi est à peine commencée et l'on est pris de sommeil, on est incapable de rien faire. Beaucoup de Berlinois protestent contre cette absurdité, mais la réforme est difficile même dans les familles, cela bouleverse l'heure des visites, etc. Croirait-on que, dès trois heures, on ne peut plus entrer dans un musée parce que le personnel dîne, puis fera sa sieste! On compte beaucoup pour la réforme sur le règne de la princesse impériale actuelle qui, paraît-il, donnera l'exemple et l'imposera.

Ajouter que l'Allemand mange énormément est inutile. Tout café et toute brasserie a des choses froides à vous servir à la minute. Les théâtres (sauf les deux théâtres royaux), les cafés-concerts ont toujours un buffet: on ne s'y rafraîchit pas seulement, on peut cueillir alignés des tartines de caviar, de la langue fumée, des débris de homard dans une pâte de mayonnaise, du gruyère sur une moitié de petit pain, du saumon, des anchois, des oeufs durs, du veau froid, du jambon. A l'entrée de la National Galerie une pancarte vous avertit que le buffet se trouve à droite. Cette pancarte se retrouve dans une salle du premier à côté de la Forge de Menzel.

Le premier orchestre de Berlin, celui de la Philharmonie, joue devant une salle qui boit de la bière. A certains jours, aussi visible que possible: «Aujourd'hui fricassée de perdrix» s'étale aux murs sur une pancarte. [118]

N. B. Dès les chaleurs, le garçon de restaurant vous recommande au lieu du potage, la soupe froide, la soupe àlabière. Dites: «Non, non! jamais!»