BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

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[124]

 

 

LE GEMÜTH.

 

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C'EST avec fierté que les Allemands vous disent que vous n'avez pas d'équivalent à ce mot. Mais ils sont eux-mêmes bien embarrassés de définir le Gemüth. Le Gemüth, c'est l'âme allemande incomprise, la poésie, la nature, la vie intime en famille, etc...

Dans une petite ville d'eau, à l'entrée de la forêt, il y a à un arbre une planchette imprimée d'un avis. Est-ce une ordonnance de police, une indication de route? Non, mais des vers pour vous pénétrer de votre bonheur d'être ici.

 

Entouré du feuillage parfumé des bois,

Comme le coeur se réjouit, comme hardiment se lèvent

Dans la poitrine de l'homme les pensées!

Il passe dans les feuillages une haleine divine;

Adieu les soucis, adieu également

Les petites contrariétés de l'existence.

 

Une journal de famille

 

Il y a des journaux de famille dont chaque numéro donne en tête, et en caractères gothiques, une de ces sentences pédantes et vides si chères à l'Allemand. Voici un journal de mère de famille; sa devise d'aujourd'hui est: «Laisse dire du mal de toi, mais vis de façon à ce qu'on n'en croie rien». Ce journal est surtout composé par les abonnées. Les articles: [125]

«Moyen d'empêcher les enfants de trouer leurs chaussettes», signé: Une mère de famille en Saxe; «Recette pour la soupe à la Humboldt, recette pour le dégraissage des ombrelles», etc., etc..

Un indice de la faculté familiale de l'âme allemande est la manie des anniversaires, la manie des jubilés.

On fête, par exemple, la vingt-cinquième année de siège d'un cocher de fiacre. Cela est d'ailleurs quelquefois poussé jusqu'à la caricature, et un mari donne un jubilé pour la dixième bonne chassée par sa femme.

Il y a aussi la manie des Vereine (associations): Berlin en compte huit cents pour un million d'habitants. Mais c'est là le besoin de se réunir entre hommes, de boire ensemble, et cela fait, ainsi que la vie de brasserie, une jolie brèche à la vie de famille.

Voici le fêté d'un jubilé qui dit à la quatrième page d'un journal, parmi les annonces de mort ou de mariage: «Mon merci le plus profond pour le nombre très considérable de félicitations, de télégrammes, et d'envois de superbes fleurs à l'occasion du jubilé de vingt-cinq ans de mon commerce de vins... etc...»

On est frappé de la quantité d'albums pour photographies à poser sur la table du salon, que l'on vend; également des appareils à faire de la magie en famille, et des articles pour égayer les parties de campagne. Ces derniers articles se rapportent presque tous à la musique: boîtes à musique, oiseaux chantants, bock musical, porte-cigares musical, etc...

Dans les cadres-réclames des photographes, on voit souvent le papa ayant son enfant sur les épaules. [126] J'ai vu aussi cette scène d'intérieur: un mari et sa femme chez eux, à table, deux couverts, des fleurs au milieu; la femme est en toilette simple, avec ses tresses sur le dos; le mari est frisé, en veston clair et porte des bottes à l'écuyère!

Grand commerce de papier à lettre avec sentence en tête. Naturellement, c'est la sentence allemande solennelle et vide. Exemple: «D'abord réfléchir, ensuite commencer.» Ou bien quelque chose qui fera rire le destinataire, une tache d'encre avec ce mot «Ah! fatal!» A l'époque du poisson d'avril, c'est, chez les papetiers, tout un étalage de plaisanteries à envoyer.

Je trouve dans un salon (classe noble de province) un album qu'on appelle un Connais-toi toi-même Album. C'est un album dont chaque page contient, à l'endroit, un ovale qui attend la photographie du patient; à l'envers, une colonne de questions auxquelles il faut répondre. Il y a un sous-titre: «Mémento pour la caractéristique des amis et des amies.» Puis une épigraphe, un distique prudhommesque de Schiller, puis une préface (signée), puis une poésie d'invitation aux amis et aux amies. Nous connaissons ces sortes d'album, du moins français. Celui que je feuillette a un supplément de deux questions bien allemandes: «Quel est ton plat préféré? Quelle est ta boisson préférée?» Les réponses à ces deux questions sont en général: le caviar, la salade italienne et, d'autre part, le Champagne (pas vu trace de bière). Autres questions: «Quel est ton artiste préféré? – Raphaël, Hildebrand, Canova, Deffregger, Thorwaldsen. – Et ton poète? – Heine, Dante, Geibel. – Le prénom que tu préfères? – Wanda, Hildegarde. – Ton héros [127] dans l'histoire? – Le Grand Electeur, Frédéric le Grand, Gustave-Adolphe. – Ton héros en poésie? – Don Carlos de Schiller. – Le personnage historique que tu hais le plus? – Napoléon, Louis XI. – Il faut dire aussi son tempérament; une jeune fille a écrit d'une main appliquée: «mélancolique». La page se termine par votre devise; en voici une, genre allemand (cela ne s'invente pas): «Essaie tout, choisis le meilleur.»

Heureuse possesseuse de l'album, quand la mélancolique Wanda viendra dîner, vous saurez qu'il lui faut de la salade italienne et du vin de Moselle à défaut de Champagne.

Les petits amusements de famille peuvent être poussés jusqu'à la niaiserie la plus répugnante. On dit en Allemagne que les bébés viennent dans les nids de cigogne. Alors c'est à Pâques une véritable orgie de ces symboles. Il y en a partout, ça se vend. Ces photographies sont d'après nature. C'est le bébé sortant d'un oeuf posé sur les broussailles d'un nid de cigogne et disant:

C'était si tranquille dans l'étroite demeure.

Enfin me voilà dehors.

Un autre bébé sort d'un oeuf et dit: «Puis-je venir? Je vous prie, demandez à votre femme?» et un autre: «Je vous prie, causez-en avec votre mari.» Et un autre: «Salut, monde!» Ceci, c'est l'orgie de Pâques; maintenant il y a un stock de photographies ultra-sentimentales qui ne quitte jamais les vitrines et se vend chaque jour de l'année.

 

Un bébé sortant d'un oeuf posé sur un nid de cigogne

 

On a ri souvent en France du couple allemand se tenant par la main en public; la chose n'est pas très fréquente, mais ça se rencontre. J'ai vu le comble du [128] genre, unique sans doute: un couple attablé côte à côte au restaurant se prenant par la main après chaque plat et restant ainsi jusqu'au plat suivant pour se la reprendre le plat fini, et cela sans parler.

Les sentiments de famille n'ont pas peur de s'étaler. Tous les journaux ont parmi leurs annonces, dans un style tout intime, des annonces de mort, de mariage, de fiançailles. Tous ont des recherches en mariage par annonce.

En voici un modèle:

Un veuf, ayant de la fortune, dans le meilleur âge de l'homme, protestant, le caractère paisible et gai, possesseur d'une maison d'affaires très florissante dans laquelle l'intervention de la femme ne serait pas nécessaire, père de deux jolis enfants bien élevés, un garçon de dix ans et une fille de huit ans, cherche une dame déjà âgée ou veuve comme seconde compagne d'existence. Celle-ci doit être d'un caractère doux et d'un corps sain, doit posséder le sentiment du foyer et être en état de remplacer une mère auprès des enfants. On lui demanderait un apport comptant de 15.000 francs. Discrétion la plus rigoureuse: photographie non exigée.

Autre genre de mariage, par annonce encore:

Un étudiant en médecine, de grand avenir, cherche une dame de bonne famille, catholique, qui lui avancerait l'argent nécessaire pour terminer ses études. Il l'épouserait au besoin. Discrétion et parole d'honneur.

Pauvre étudiant! Mais non; assurément il aura trouvé, il y a encore du romanesque en Allemagne. [129]

Les Allemands parlent de l'âme allemande, du sentiment allemand, de la famille allemande. Leur littérature est pourtant insignifiante là-dessus. Les Russes gardent le silence, mais il nous a suffi de quatre ou cinq de leurs romans pour nous révéler bien autre chose que l'âme, le sentiment et la famille allemands.