BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 - 1887

 

Berlin. Le cour et la ville

 

1887 (publ. 1922)

 

___________________________________________________________

 

 

[130]

 

 

TENUE.

 

――――――

 

 

POUR les femmes, le procès est jugé; elles ne savent pas s'habiller. Pourquoi n'apprennent-elles pas?

Le Berlinois se préoccupe extraordinairement de sa tenue, et cette tenue est naturellement influencée par la tenue militaire: le collant, le cambré.

 

La botte est nationale

 

La botte est nationale. Un monsieur vient en visite, il s'assied, le pantalon remonte un peu et découvre le montant de la botte avec ses plis non cirés. La botte est l'orgueil des enfants, le dimanche; l'intérieur de ces chaussures est vert.

Amour du trapu, épaules carrées, taille énorme et veston collant, dessinant un arrière-train exorbitant, hauts talons, raie derrière la tête, col raide, sous-pieds, gants hermétiquement boutonnés, petit chapeau léger, canne légère.

Il n'y a guère que les tailleurs et les ramoneurs qui portent le chapeau haut. On porte ou bien le tout petit couvre-chef en feutre ou bien le rubens aux larges ailes.

Je ne puis m'empêcher d'envier la perfection de leur cirage. Leurs chaussures semblent sortir d'un bain d'ivoire noir. En revanche, ils viennent en soirée avec des bottines qui ont l'air systématiquement décirées.

Le frac est ici chose commune. On n'en voit jamais à l'Opéra, mais tout le monde en a un; c'est un costume [131] comme un autre. Les garçons de café sont en frac, le garçon qui vous sert dans un misérable restaurant à dix-huit sous est en frac. Tristes fracs. De même qu'il n'y a pas un bon bottier ici, il n'y a pas un bon tailleur. La douzaine d'élégants que possède Berlin se pourvoit à Paris ou à Londres.

Ouverture de l'exposition pour le centenaire des salons berlinois. – Fracs en drap brûlé, ton de suie; l'un d'eux en habit noir et pantalon blanc; fracs boutonnés avec les pointes du gilet blanc dépassant par le bas; breloques, gibus déplumés, larges cravates de satin. Deux ou trois artistes bien mis; on se les montre: ce sont des Belges.

 

Les rémouleurs aussi ont la redingote

 

L'ouvrier n'a pas la blouse, mais la redingote; les officiers ont la redingote; les balayeurs des rues ont la redingote avec leurs bottes d'égoutier.

Spectacle navrant, à Bade, l'officier venant se promener en civil au casino, parmi les quelques élégants Anglais ou Russes, avec son complet dépareillé, ses gants bien boutonnés, son chapeau défraîchi, sa canne de deux sous.

Tous les Allemands ont une bague, on peut dire tous.

Il serait trop aisé de relever les ridicules des toilettes d'un dimanche. Il suffira de dire qu'on peut voir un monsieur en veston de velours, souliers découverts et sous-pieds laissant voir la ligne blanche de la chaussette, – ou bien un jeune garçon, orgueil de sa mère, en complet civil, bonnet de hussard avec panache et col bleu de matelot.

 

Le col bleu de matelot

 

En résumé, la tenue de l'Allemand et de l'Allemande tient dans un contraste parfait. La femme est tout laisser aller. L'homme se sangle, s'emprisonne dans du collant, marche raide.