BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

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LITANIES NOCTURNES

 

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C'est la Nuit, la nuit calme, immense.

Aux cieux d'étoiles éblouis

Les mondes roulent assoupis

Dans les flots épais du silence.

 

 

Sur la Terre, là-bas, en France

Et sur ce point nommé Paris,

Un gueux n'a pas même un radis

Pour se lester un peu la panse.

 

Pas un radis. En conséquence

Il crève au fond de son taudis,

En criant: Dieu, je te maudis!

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Dans sa cellule un Penseur pense.

Oh! dans ce monde que tu fis

Pourquoi Seigneur avoir donc mis

Le Mal, le Doute et la Souffrance?

 

Comment nier ton existence

Quand aux abîmes infinis

Par tes oeuvres tu resplendis

Vêtu de gloire et d'évidence?

 

Pourtant... Mais non! toute science

Est vaine! Ô ma raison fléchis

Devant les gouffres interdits,

Descendez torrents de croyance!

 

Mais, Seigneur, j'en ai l'espérance,

Oh! n'est-ce pas, tu le promis

Il est là haut un Paradis?

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Ô justice, divine essence,

Pourquoi les méchants impunis,

Les justes par le sort flétris

Et la misère et l'opulence?

 

Pourquoi l'angoisse et l'ignorance

Devant l'Énigme qui m'a pris

Tout est-il seul? oh! je frémis!

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Un moine vers l'autel s'avance,

Baise ardemment le crucifix

Et là, le front sur le parvis

Frappe son sein avec violence.

 

Christ, ai-je assez fait pénitence?

Voilà quarante ans que je vis

Tuant la chair avec mépris

Dans le jeûne et la continence.

 

Si vous agréez ma constance,

Christ, daignez faire que pour prix

Je monte à vous les yeux ravis!

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Ah! pitié! Sainte Providence!

Crie une mère au pied du lit

Où dort son fils, les traits pâlis,

Oh! j'implore votre assistance.

 

Mais douter serait une offense!

Et puis tant d'autres sont guéris

Oh! n'est-ce pas? Je vous bénis.

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Un débauché faisant bombance:

D'autres te prient, moi, je ne puis,

Vois, j'ai des vices assortis

Et des écus en abondance.

 

De quoi? ta vieille omnipotence!

Ah! parbleu, Jéovah, j'en ris.

Et tiens, relève les défis

Que ce ver de terre te lance!

 

Foudroie un peu mon insolence!

Tu sais, je tiens tous mes paris,

Eh bien si tu m'anéantis,

Un beau cierge pour récompense!

 

J'attends, allons, pas d'indulgence!

C'est dit? tu ne veux pas? tant pis.

Ç'eût été drôle et même exquis.

Garçon, du jambon de Mayence!

 

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

Loi sans coeur et sans conscience,

Vainement je t'approfondis,

Éternellement tu souris

Ivre de ton indifférence.

 

Va, je mourrai sans doléance

Mais du moins que je sache! Oh! dis

Quel est le but que tu poursuis?

C'est la nuit calme et le silence.

 

 

On te blasphème et l'on t'encense

Et jamais tu ne répondis,

Les mortels en sont ébahis,

Ce qui t'absout c'est ton absence.

 

Toi seule es, Nature, Substance,

Sans repos tu nous engloutis

Et toujours tu nous repétris

Pour la mort et la renaissance.

 

Hors de toi, Brahm, rien qu'apparence.

Heureux l'ascète et les esprits

De l'Illusion affranchis

Devant l'éternelle muance.

 

Néant, gouffre de délivrance,

Dans ton linceul aux vastes plis

Repose-nous ensevelis!

C'est la nuit calme et le silence.

 

Et la terre roule en démence

Éteignant sa rumeur de cris

Par les espaces endormis

Dans la vaste magnificence.

 

27 octobre 1880.