BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

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LE SANGLOT UNIVERSEL

 

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Ah! la Terre n'est pas seule à hurler, perdue!

Depuis l'Éternité combien d'astres ont lui,

Qui sanglotaient semés par l'immense étendue,

Dont nul ne se souvient! Et combien aujourd'hui!

 

Tous du même limon sont pétris, tous sont frères,

Et tous sont habités, ou le seront un jour,

Et comme nous, devant la vie et ses misères

Tous désespérément clament vers le ciel sourd.

 

Les uns, globes fumants et tièdes, n'ont encore

Que les roseaux géants dont les râles plaintifs

Durant les longues nuits balayent l'air sonore

Sous le rude galop des souffles primitifs.

 

D'autres ont les troupeaux de mammouths et les fauves

Et c'est la faim, le rut et leurs égorgements.

Et les faibles, le soir, du haut des grands pics chauves,

Vers la lune écarlate ululent longuement.

 

Sur d'autres l'homme est né. Velu, grêle, il déloge

Ses aînés de l'abri des puissantes forêts.

Un cadavre l'arrête, il s'étonne, interroge,

Dès lors monte la voix des grands misérérés.

 

Et c'est la Terre. Ah! nous sommes bien vieux, nous autres!

Nous savons désormais que nul là-haut n'entend,

Que l'univers n'a pas de coeur sinon les nôtres

Et toujours vers un coeur nous sanglotons pourtant.

 

Ceux enfin où Maïa l'Illusion est morte,

Solitaires, muets, flagellés par les vents,

Ils n'ont dans le vertige encor qui les emporte

Que la rauque clameur de leurs vieux océans.

 

Et tous ces archipels de globes éphémères

S'enchevêtrent poussant leurs hymnes éperdus

Et nul témoin n'entend, seul au-dessus des sphères;

Se croiser dans la nuit tous ces sanglots perdus!

 

Et c'est toujours ainsi, sans but, sans espérance...

La Loi de l'Univers, vaste et sombre complot

Se déroule sans fin avec indifférence

Et c'est à tout jamais l'universel sanglot!

 

14 novembre 1880.