BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

___________________________________________________________

 

 

 

OH! JE SAIS

 

――――――

 

Oh! je sais qu'en ce siècle où pour les saintes fièvres

La jeunesse porte un coeur mort

Et ne va plus s'user les genoux et les lèvres

Que pour l'idole au ventre d'or,

Le jour vient des paris sur un cheval de course,

Discute un nouveau pantalon

Ou flatte de sa main gantée après la Bourse

Poitrail de femme ou d'étalon

Et la nuit – à cette heure où tout être qui pense

Devrait contempler loin du bruit

Les sphères d'or vaguant par l'éternel silence

Aux solennités de minuit, –

Vautre son corps poussif sur quelque fille nue,

Aux baisers puant le vin bleu

Et qu'il a ramassée au premier coin de rue

Ou dans l'égout d'un mauvais lieu,

Ne sait plus sangloter aux heures solitaires

N'a pas gémi, n'a pas douté,

Et veut pour tout bonheur cuver au choc des verres

Ses sens repus de volupté.

Je sais que le poète assez lâche ou candide

Pour ne pas ravaler ses pleurs

Soulève le dédain et qu'un rire stupide

Se fait l'écho de ses douleurs.

Mais moi si dans ces jours de blasphème et de doute

J'ai devant toi tordu mon coeur

Pour lui faire suinter ces sanglots goutte à goutte

Ce n'est pas...

Ce n'est pas pour gueuser quelque caresse impure

De cette catin de ruisseau

Qui dans tous les égouts de la littérature

Se fait tirer par le manteau.

Non, non si j'ai crié c'est que le cri soulage

C'est que le mien gonflait mon sein

Plus haut encor, ô marâtre, ô nature,

Puisque rien ne peut t'émouvoir

je veux, moi, m'enivrer, sans trêve et sans mesure

Des voluptés du désespoir