BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

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SPLEEN DE PRINTEMPS

 

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Avril brodé aux buissons des robes de printemps

Et met aux boutons d'or leurs blanches collerettes,

La mouche d'eau sous l'oeil paisible des rainettes

Patine en zig-zags fous aux moires des étangs.

Des canotiers déjà braillent dans les guinguettes.

– Dans mon coeur souffle encor l'hiver et ses autans.

 

Aux baisers du soleil le bourgeon luisant crève

En calice enivré de rosée et de sève

Où se fourrent l'abeille et les frelons goulus.

Des nids chantent au coeur des vieux troncs vermoulus.

Partout, du renouveau le murmure s'élève.

– Seul mon coeur desséché ne refleurira plus.

 

Le liseron s'enroule étoilé de clochettes

Aux volets peints en vert des blanches maisonnettes.

Le réséda, l'oeillet et le muguet aussi

S'ouvrant au soleil chaud avec un air transi

Embaument la fenêtre étroite des grisettes.

– Au jardin de mon coeur ne vient que le souci.

 

Et la main dans la main, avec des mines mièvres,

Par les jardins publics les couples d'amoureux

Roucoulent vers l'azur des duos langoureux.

Tout aime, tout convie aux amoureuses fièvres,

Tout rit, tout est content de vivre sous les cieux.

– Seul, j'erre à travers tout, le dégoût sur les lèvres.

 

20 mai 1880.

 

 

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SPLEEN ET PRINTEMPS

(Variante)

 

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Avril met aux buissons leurs robes de printemps,

Des essaims de baisers frissonnent dans les branches,

La mouche d'eau zigzague aux moires de l'étang,

Les boutons d'or ont mis leurs collerettes blanches...

– Dans mon coeur souffle encor l'hiver et ses autans.

 

Aux baisers du soleil partout le bourgeon crève

Et devient un calice où, se grisant de sève,

Bourdonnent et l'abeille et les frelons goulus.

Partout du renouveau l'homme joyeux s'élève...

– Seul mon coeur desséché ne refleurira plus.

 

Le liseron s'enroule étoilé de clochettes

Aux volets peints en vert des blanches maisonnettes

Le réséda, l'oeillet et le muguet aussi

Embaument la fenêtre étroite des grisettes...

– Au jardin de mon coeur ne vient que le souci.

 

Et la main dans la main, par les sentiers ombreux,

Deux à deux, les amants roucoulent langoureux.

Tout aime et tout convie aux amoureuses fièvres,

Tout rit, tout est content de vivre sous les cieux

– Moi, j'erre à travers tout, le dégoût sur les lèvres

 

Et les couples bourgeois promènent leurs marmots

A la culotte large et fendue au derrière;

Le soir ils s'uniront à l'heure du loto

Pour chercher le rébus du dernier numéro...

– Moi je n'ai que des soifs folles à satisfaire.

 

Le soir rythmant leur rêve en gais dactyles d'or,

Les poètes croient voir flotter de blanches fées

Déchirant aux buissons leurs robes de buées,

La nuit, dans la clairière aux brises étouffées...

– Moi je ne sais rimer que visions de mort.

 

Là-bas dorment les morts. Moi, dans la farce humaine,

J'ai fait mon rôle aussi. Je voudrais m'en aller.

Hélas! J'attends encor l'heure lente et sereine

Où pour la grande nuit, dans un coffre de chêne,

Le Destin – ce farceur – voudra bien m'emballer.

 

1er avril 1880.