BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Laforgue

1860 – 1887

 

Le Sanglot de la terre

 

Poèmes contemporains

du «Sanglot de la Terre»

 

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FRAGMENTS

 

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Le farouche Brutus, grande âme solitaire,

Immole à la vertu sa vie et sa...

Et succombe en se reniant.

 

Aux rayons consolants que l'astre mort lui verse

Avant l'ardeur du jour Paris halète encor

Je veille et je médite et mon rêve se berce

Dans le vide infini criblé d'étoiles d'or.

 

O silence éternel des gouffres de l'espace,

Il s'éteindra toujours dans l'implacable paix

Le cri que jette au ciel l'humanité qui passe

Mais le mot du Destin n'en tombera jamais.

 

Et pourtant où chercher? où reposer ma tête?

Quel vin te soulevait tourment de l'au-delà?

Mon coeur m'en dirait trop, ma raison est muette.

Rien! et la formidable énigme est toujours là.

 

Humanités, nos soeurs, sur ces lointaines terres

Qui vaguez comme nous au vide illimité,

Vous frappez-vous le front dans les nuits solitaires

Et sur la vieille énigme avez-vous sangloté?

 

O lointains angelus des soirs, quand les toits fument,

Carillons des grands jours, lumières de Noël.-

Tous ces vieux souvenirs aux coeurs morts qu'ils parfument

Chantent comme un poignant reproche maternel.

 

Dans mon âme hier encor s'ouvrait la fleur naïve.

J'avais aux jours de doute un sein où m'épancher

Et la mort me tendait les bras de l'autre rive

Mais l'ouragan brutal est venu tout faucher.

 

Partez rêves divins, car voici la lumière,

Car je suis assez fort pour marcher ici-bas

Et devant le Destin sans blasphème ou prière

Sur mon sein orgueilleux pour croiser mes deux bras...

 

Ainsi donc pèlerins des grandes solitudes

Souffletez notre Dieu d'un blasphème impuni,

Priez, le coeur mangé de mornes lassitudes,

Hurlez vers la Justice à travers l'infini.

 

Nul ne vous répondra..; – Nous sommes seuls vous dis-je!

Seuls, perdus sans amour, sans espoir, sans appui,

Dans l'éternel foyer de vie et de vertige

De Celle pour qui c'est à jamais aujourd'hui.

 

Use-toi les genoux aux dalles des églises,

Refuse les débris de ta débauche aux gueux

Crispant leurs pieds bleuis aux morsures des bises,

Baise l'ulcère impur de ton frère lépreux.

 

Broyeur de nations tout à travers l'histoire

Lâche-toi sans rien voir ainsi qu'un ouragan,

jette vers Sabaoth tes fanfares de gloire

Puis sous un Panthéon couche-toi saoul de sang!-

 

Enfant, emplis les bois de frais éclats de rire

s'égrenant dans l'azur comme de gais oiseaux,

Ou, seul vêtu de deuil, pour premier livre à lire

Viens épeler un nom dans l'herbe des tombeaux,

 

Ecoutant de la nuit tomber les heures lentes,

Au-dessus des rumeurs montant de la cité,

Le coeur brisé d'essors, d'angoisses, d'épouvantes,

Grelotte de stupeur devant l'éternité.

 

Ou devant les fruits d'or et les viandes fumantes,

Vautré dans les coussins aux bras de tes amours

Gorge au vent, robe ouverte, avec art provocantes,

Gaspille follement et tes nuits et tes jours.

 

Oh! fils de Prométhée, ô vaillants de la lutte

Apôtres du bonheur ivres d'illusion,

Révoltés que broiera demain l'aveugle brute,

Moi, devant vos assauts je me dis: à quoi bon,

 

Va, va, lutteur maudit ton Eden n'est qu'un rêve

Tu n'as qu'un jour à vivre, un seul et ton effort

Est tout à disputer pied à pied et sans trêve

Ce lambeau de misère aux griffes de la mort.

 

Et puis ne sens-tu pas que dans cette âpre fièvre

La moindre goutte d'eau, prix de tant de tourment,

D'une soif plus sublime enflammera la lèvre,

Et dont la fin serait un vaste bâillement?

 

Va le mal est en toi, tant que l'infini sera là...

 

Devant ce carnaval insensé de la vie

Le plus fort en ses reins sent fondre l'énergie,

Avant d'avoir vécu prend la vie en dégoût!

Et bientôt sans [...] sent le poison du doute

Qui dans son coeur pourri s'infiltre goutte à goutte

Sans but et sans espoir il erre à travers tout.

 

L'esclave se roidit! car la mesure est pleine,

Car jamais dans son coeur le ferment de la haine

N'avait levé plus sourdement.

 

Le plus fort, dés le jour où le poison du doute

Dans son coeur déserté s'infiltre goutte à goutte

Avant d'avoir vécu prend la vie en dégoût.

Tout est pour le néant, à quoi donc sert la vie?

Il sent dans ses vieux reins fondre son énergie

Et sans but, sans espoir, il erre à travers tout.