BIBLIOTHECA AUGUSTANA

 

Jules Sandeau

1811 - 1883

 

La Roche aux Mouettes

 

1871

 

___________________________________________________________

 

 

[231]

XIX.

Tous moins un.

 

――――――

 

 

Bien qu'il dût s'écouler de longues heures avant le retour, tous les habitants passèrent le reste de la nuit sur le rivage. Les conjectures ne s'égaraient plus dans l'immensité: l'espoir, la crainte, la terreur, s'étaient concentrés sur la Roche aux Mouettes. Tous ceux qui l'avaient vue de près en décrivaient minutieusement la configuration, depuis la base jusqu'au faîte, et, comme il arrive toujours en [232] pareil cas, chaque description était si exacte, que toutes différaient entre elles et se contredisaient. Suivant les. uns, l'ascension du pic ne présentait aucune difficulté, et la bande avait pu, sans beaucoup de peine, parvenir jusqu'au sommet; suivant les autres, la chose était impraticable, ou tout au moins des plus périlleuses, surtout pendant la nuit, et pour des enfants de cet âge. Les uns prétendaient que la mer n'avait jamais atteint au delà du dernier plateau, et qu'ils y dormiraient aussi tranquillement que dans leur lit; les autres soutenaient qu'il ne fallait point s'y fier, et qu'aux équinoxes, il n'était pas rare que la mer ne dépassât le niveau de la plateforme. Ainsi, selon ce que chacun disait, les coeurs s'ouvraient ou se fermaient à l'espérance. La mère Legoff était la seule qui demeurât inébranlable [233] dans sa foi; elle eût appris sans étonnement que son gars avait arrêté le flot en lui disant: Tu ne monteras pas plus haut!

Mme Henry errait de groupe en groupe, prêtant une oreille avide à tous les propos, se sentant mourir de mille blessures. L'unique espoir où elle pût se réfugier était lui-même un affreux supplice: c'était la branche d'épines à laquelle les mains se déchirent en cherchant à s'y cramponner. Elle voyait son petit Marc gravissant dans l'ombre le rocher terrible. En admettant qu'il eût trouvé en lui assez de force pour se hisser jusqu'au dernier plateau, en admettant que le flux n'eût pas franchi cette limite, elle voyait le pauvre petit être transi de froid, exténué de fatigue et de faim, inanimé, tout saignant, tout meurtri. Aux approches de l'aube, [234]

elle alla s'asseoir sur un des rochers de la côte: elle y resta longtemps, dans une attitude brisée, ses yeux fixés sur l'horizon, comme s'ils cherchaient à percer l'espace. Quand elle se leva, le jour avait paru. En redescendant vers la grève, elle rencontra Bibia, qui commençait déjà sa tournée. A la vue de Mme Henry, l'idiot passa l'oreille basse, ainsi qu'un chien qui se souvient d'avoir été battu. Confuse, elle aussi, au souvenir de ses emportements, la douce · créature s'arrêta un instant, et l'accompagna d'un regard de pitié. Elle pensait à l'amitié de Marc pour ce malheureux, aux caresses qu'il lui faisait, à la jolie main blanche qu'il lui promenait sur la face après qu'il l'avait assisté. «Pauvre Bibia! pauvre petit Bibia!» dit-elle en donnant à sa voix les inflexions de la voix enfantine. [235] Et elle reprit son chemin en pleurant.

Au petit point du jour, le curé, suivi d'une partie des habitants, était allé au bourg de Batz dire une messe à l'autel de Notre-Dame-de-Bon-Secours, puis il était venu reprendre sa place au milieu de ses ouailles: il soutenait le courage des mères, après avoir prié pour la conservation des enfants. La matinée se traîna dans la fiévreuse anxiété de l'attente. Un brouillard épais qui s'élevait de terre avait, dès l'aube, obscurci le ciel, et s'était étendu sur l'Océan. La nature, si profondément indifférente à nos maux et à nos misères, semblait s'associer aux douleurs de ce pauvre hameau. Tous les objets, tous les accidents du paysage étaient enveloppés dans une atmosphère cotonneuse, qu'une lueur grise et blafarde éclairait [236] uniformément. Un silence absolu régnait sur la plage, quoique la population tout entière y fût rassemblée. Le bateau ne pouvait plus tarder: d'un instant à l'autre, il allait sortir de la brume. On touchait au moment suprême: on attendait l'arrêt de Dieu. Tout à coup, sur le midi, une rafale de vent dégagea la mer et le ciel, le soleil brilla, les vagues étincelèrent, et on aperçut au loin une voile qui s'avançait du large.

La foule resta muette. Personne ne bougea. On entendait battre les coeurs. La voile, qui n'était d'abord qu'un point blanc dans l'espace, se développait de plus en plus. L'embarcation cinglait visiblement vers le rivage: c'était le bateau de Legoff! Que rapportait-il dans ses flancs? La joie ou le deuil? La vie ou la mort? Cette voile, si longuement attendue, si ardemment [237] souhaitée, on aurait voulu pouvoir l'arrêter dans son vol, on tremblait maintenant de la voir arriver au port. Il y eut là un moment d'angoisse indicible. Toutes les âmes étaient suspendues au morceau de toile que poussait la brise. Pas un mot! pas un cri! pas un mouvement! pas un geste! Mais lorsque enfin le bateau fut assez près de terre pour qu'on pût distinguer sa coque et son gréement, lorsqu'on aperçut à l'avant un amas confus de petits êtres qui agitaient dans l'air leurs casquettes ou leurs mouchoirs, toutes les poitrines éclatèrent à la fois, une clameur enivrée monta vers le ciel.

 

 

«Est-ce vous? est-ce vous? – C'est nous! c'est nous!» répondit un ensemble de voix argentines.

Quelques instants après, le bateau s'échouait sur la plage, et tous les [238] enfants descendaient pêle-mêle, se culbutant les uns les autres. En quel état, juste ciel! les vêtements déchirés, la figure meurtrie, les mains ensanglantées, les cheveux souillés de guano. Chaque mère reconnaissait son gars, le saisissait au saut de la barque, et, l'étreignant comme une proie, l'arrosait de larmes, de gifles et de baisers.

«Marc! Marc!» criait Mme Henry qui cherchait le petit des yeux, et qui déjà ne se possédait plus.

Aucune voix ne répondait.

Il ne restait plus que Marc à descendre: Marc ne descendait pas. «Mon enfant! mon enfant! Il était avec vous! Parlez, mais parlez donc! Qu'avez-vous fait de Marc? Qu'avez-vous fait de mon enfant?»

Ils détournaient la tête et se taisaient. [239]

D'un seul bond, elle se précipita dans le bateau, le fouilla d'un regard depuis l'avant jusqu'à l'arrière, et se redressant en face de Legoff:

«Mon fils? où est mon fils? Vous aviez promis de me le ramener!»

Deux larmes silencieuses roulèrent sur les joues du pêcheur.

Elle poussa un cri d'oiseau blessé, et tomba sans vie sur un monceau de voiles.

C'était déjà fini de la joie du retour. Le malheur de Mme Henry replongeait le hameau dans la consternation. Toutes les mères se sentaient gênées, et mal à l'aise; elles n'osaient plus embrasser leurs enfants. La foule, avant de se disperser, demeura quelque temps encore sur le rivage. La perte du petit Marc faisait le sujet de tous leurs entretiens. Pressé de questions, le jeune Legoff raconta ce qui [240] s'était passé jusqu'au moment où la dernière poussée du flot les avait tous roulés sur le plateau. Il avait vu Marc entraîné par la vague, il s'était élancé pour le retenir. A partir de là, il ne se souvenait plus de rien. Le père compléta le récit du fils. Il les avait trouvés, à la pointe du jour, étendus sur le roc, immobiles et froids, ne donnant aucun signe de vie. A première vue, il les avait tenus pour morts: en les comptant un à un, il pensait compter des cadavres. Ils y étaient tous, excepté Marc. On les avait enveloppés dans des couvertures; à grand renfort de frictions, de cordiaux, on était parvenu à les ranimer tous. Une heure après, ils étaient sur pied, et mangeaient comme des ogres, tout en pleurant leur petit compagnon. Pendant qu'ils achevaient de se remettre, le père Legoff, assisté [241] de ses hommes d'équipage, avait exploré la Roche aux Mouettes jusque dans ses coins et recoins les plus mystérieux: toutes les recherches avaient été vaines. Au dire des enfants, Marc, épuisé de forces, n'eût pas survécu à la nuit qu'ils venaient de passer: si la dernière vague ne l'eût pas emporté, on l'aurait infailliblement ramassé mort sur la plateforme.

«Pauvre chère dame! ajouta le pêcheur avec émotion; Dieu m'est témoin que j'aurais donné de bon coeur deux doigts de ma main pour pouvoir lui ramener son mioche.

– Ah! disait le petit Mascaret, si les autres avaient voulu me croire, rien de tout ça ne serait arrivé.»

Tous les ménages rentrèrent chacun chez eux, et le bon curé, dont la tâche n'était pas terminée, se [242] rendit auprès de Mme Henry, qu'on avait rapportée évanouie dans sa chambre.